To Claude-Julien Bredin   20 août 1812

[Jeudi, 20 août 1812]

[137]Mon ami, tu ne m'écris plus ! N'aurais-tu pas reçu ma lettre écrite il y a bien quinze jours en réponse aux deux que tu m'avais envoyées à mon arrivée, les seules que j'ai reçues de toi depuis que je suis ici ? Jamais je n'aurais eu plus besoin de tes lettres ; car ma vie depuis que je suis ici, est un enchaînement d'événements les plus pénibles et les plus inattendus. Le dénouement a eu lieu à peu près malgré moi de la manière que tu aurais pu le désirer.

Tu sais que je n'agis jamais d'après ma propre volonté. Je crois que c'est un bonheur pour moi qu'elle ait été conduite par l'entraînement de l'amitié ; car j'ignore absolument les suites que pouvaient avoir mes continuelles imprudences si elle n'était venue à mon secours. Tu conçois que j'ai pu peu m'occuper de métaphysique ; cependant j'ai fait une longue lettre à Maine de Biran sur le quatrième système, dont j'ai gardé une copie que je t'enverrai incessamment pour toi et Camille. Je sens combien[138] j'ai pris une mauvaise marche à son égard. Je voulais l'amener à admettre des jugements nécessaires, qui ne fussent pas des identités, afin qu'il cherchât alors avec moi l'origine de cette sorte de jugements, que jusqu'à moi personne n'a soupçonnée, en sorte que les uns les ont rejetés et les autres les ont admis comme une sorte de révélation immédiate, ce qui est encore plus absurde.

Peut-être que si j'avais commencé par lui montrer la source, d'où ils proviennent, il serait entré plus facilement dans cette théorie ; car j'avoue que rien m'est plus révoltant que de proposer d'admettre une chose qu'on n'explique pas, et dont on ne rend pas raison, du moins en faisant voir quelles circonstances organiques ou intellectuelles lui donnent nécessairement naissance.

Mon bon ami, parle quelquefois de moi à cet homme excellent, tu[139] m'as dit qu'il m'a pardonné mon incartade ; quelle autre preuve pourrais-je imaginer de la bonté de son cœur et de sa véritable amitié pour moi ? Combien j'aurais de plaisir à le revoir, et toi, mon ami, je ne puis vivre sans toi  ! Je ne sais si je pourrai résister plus longtemps à l'envie d'aller passer ces vacances avec toi. J'en suis tourmenté peut-être plus que de tout le reste.

Je suis ici accablé d'affaires toujours renaissantes et des ennuis que je me suis donnés à moi-même en me plaçant dans une situation mille fois plus fausse que celle où j'étais... Mon ange gardien m'en a tiré ; mais que de reproches à me faire d'avoir été si près d'oublier tout ce que je lui devais ! Il faut que je te voie pour me débarrasser du poids qui m'oppresse. Mais, te voir, est-ce possible ? M. de Mussy [140] m'attend ; j'écris avec toute la rapidité dont je suis capable, je veux que cette lettre parte aujourd'hui jeudi 20 août, et je crois que [l'heure est ]déjà passée.

Nul être au monde ne t'aime et ne t'embrasse plus tendrement que ton ami.

A monsieur Bredin fils Professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L419,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L419