To Humphry Davy   26 août 1812

[252] Paris 26 août 1812
Monsieur,

La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire m'a fait éprouver un des plus vifs plaisirs que j'aie ressenti de ma vie. Rien ne pouvait être plus flatteur pour moi que la permission que vous voulez bien me donner de vous consulter quelquefois sur les points encore contestés d'une science qui vous doit des progrès aussi importants qu'inattendus. Votre lettre ne m'a été remise que le 14 du courant, à plus de dix-huit mois de date (1) ; plusieurs circonstances particulières ont causé ce retard.

Je vous prie d'agréer tous mes remerciements, et de cette lettre et de l'ouvrage qui l'accompagnait. J'ai remis aux personnes à qui ils étaient adressés les deux autres exemplaires de votre mémoire et à Monsieur[253] Underwood la lettre que renfermait la mienne.

J'ai réfléchi ensuite sur ce que vous me dites sur la nature de l'acide fluorique. Il est évident que, dans l'hypothèse où il serait formé, comme l'acide muriatique, d'hydrogène et d'un corps analogue aux gaz oxygène et chlorine, corps que je nommerai ici par analogie fluorine 1 pour pouvoir exposer ma pensée sans périphrase, les gaz qu'on nomme en France fluoborique et fluorique silicé étant formés uniquement, le premier de bore et de fluorine, le second de silicium et de fluorine, il ne pourrait jamais se former d'oxyde de potassium par la combustion de ce métal dans l'un ou l'autre de ces deux gaz, mais seulement une combinaison de potassium et de fluorine avec du bore dans le premier cas, et du silicium dans le second, tant qu'on n'y joindrait pas d'eau, ou tant que l'eau unie au mélange ne serait pas décomposée.

[259]Or, dans l'une et l'autre combustion, on obtient un produit brun noirâtre. Ce produit, lors de la combinaison dans le gaz fluoborique est formé, d'après les expériences de MM. Thénard et Gay-Lussac, et conformément à mon hypothèse, de bore et d'une substance qui se dissout dans l'eau et l'acide muriatique, soit immédiatement, soit parce que l'hydrogène de l'eau ou de l'acide muriatique forme de nouveau, avec le fluorine, de l'acide fluorique, tandis qu'il se produit en même temps de l'oxyde de potassium si c'est de l'eau, et du muriate de potasse si c'est de l'acide muriatique.

Pour que mon hypothèse put subsister, il faudrait que, lors de la combustion dans le gaz fluorique silicé, il n'y eût de même, dans le produit brun noirâtre, que du silicium et la même substance soluble dans l'eau et l'acide muriatique, en sorte que, par des lavages successifs dans un de ces deux derniers liquides, il ne restât que du silicium d'autant plus pur[260] qu'on l'aurait lavé avec plus de soin.

Or, j'ai relu toutes les expériences faites par MM. Thénard et Gay-Lussacsur la combustion du potassium dans le gaz fluorique silicé, et je n'ai rien trouvé qui contredît cette hypothèse, ni qui indiquât qu'il y a de l'oxyde de potassium dans le produit brun noirâtre avant qu'on y ait mis de l'eau. Comme on n'a point en France vos expériences sur ce même produit, je ne sais point si vous en avez fait qui prouve que l'oxyde de potassium y est tout formé. Jusque-là, il me semble que mon hypothèse peut être admise, et qu'elle rend raison mieux que toute autre des propriétés du gaz fluoborique et du gaz fluorique silicé, en les assimilant aux autres gaz formés d'un corps combustible et d'oxygène, comme sont les gaz acide carbonique et sulfureux, au lieu qu'on ne voit pas, dans l'ancienne hypothèse, comment l'acide fluorique pourrait former[254] des gaz avec des bases aussi fixes que le sont la silice et l'acide borique. Il faut seulement admettre :

Que le silicium se présente après la décomposition de son oxyde, sous la forme d'une poudre noirâtre, comme le molybdène, ce qui vient à l'appui d'une idée qui me semble assez vraisemblable, savoir que le silicium fait une sorte de nuance entre les métaux et les autres corps combustibles, tels que lebore, le phosphore, le carbone, de même que son oxyde, la silice, est un corps en quelque sorte intermédiaire entre les oxydes métalliques ou alcalins et les acides ; Que la substance blanche obtenue par les chimistes, que je viens de citer, en brûlant dans le gaz oxygène le produit brun noirâtre obtenu du gaz fluorique silicé par le moyen du potassium, et lavé dans l'eau ou l'acide muriatique, était seulement de la silice et que le gaz fluorique silicé qui s'est reproduit en petite[255] quantité dans cette dernière combustion venait de ce que le potassium ne dépouille pas complètement le silicium du fluorine avec lequel il est combiné clans le gaz fluorique silicé, ou de ce que, l'eau des lavages ayant fourni de l'oxygène au potassium, le fluorine avait en partie quitté ce dernier métal pour s'unir de nouveau avec le silicium, mais en bien moindre quantité que dans le gaz fluorique silicé ; ce qui n'aurait pas lieu dans le cas où le bore remplace le silicium parce qu'il a moins d'affinité que lui pour le fluorine, l'acide borique ne décomposant pas l'acide fluorique, comme le fait la silice.

Il suivrait de cette manière de concevoir les phénomènes, que la combustion du potassium dans le gaz fluorique silicé conduirait probablement à obtenir pur le silicium qu'on paraît n'avoir obtenu jusqu'à présent qu'en combinaison avec le fer.

[256]Quoi qu'il en soit de ces idées que je ne vous présente que comme des conjectures dont vous êtes, Monsieur, le juge naturel, je crois qu'un des meilleurs moyens de connaître la nature de l'acide fluorique serait de le soumettre, à l'état liquide, à la pile de Volta, cet instrument qui est devenu dans vos mains la source des découvertes les plus remarquables de toute la chimie moderne. On pourrait aussi tenter d'obtenir la combinaison sèche et volatile du mercure et du fluorine, en calcinant du phosphate acide de mercure avec le spath fluor le plus pur qui, dans l'hypothèse dont nous parlons, ne contiendrait que du fluorine et du calcium, ce dernier métal se combinant dans cette opération avec l'oxygène et l'acide phosphorique qui sont joints au mercure dans ce phosphate acide. En calcinant cette combinaison de mercure et de fluorine, qu'il faut bien distinguer du[257] fluate de mercure fait par la voie humide avec du phosphore, on pourrait obtenir une combinaison de phosphore et de fluorine, d'où l'on retirerait peut-être le fluorine pur en brûlant le phosphore, comme on retire aisément le chlorine de sa combinaison avec le mercure en suivant le même procédé.

J'ai su qu'on a répété en France les expériences que M. Murray avait proposées contre votre opinion relativement au chlorine, mais que les résultats avaient été absolument contraires à ceux que ce chimiste avait annoncés, puisqu'on n'a jamais pu trouver de l'eau dans le sel ammoniac préparé avec des gaz bien desséchés, soit qu'on se servît des gaz ammoniac et acide muriatique, soit qu'on employât le premier de ces deux gaz et le chlorine. Vous avez sans doute appris, Monsieur, la découverte qu'on a faite à Paris il y a près d'un an, d'une combinaison[258] de gaz azoté et de chlorine 2, qui a l'apparence d'une huile plus pesante que l'eau et qui détone avec toute la violence des métaux fulminants à la simple chaleur de la main, ce qui a privé d'un oeil et d'un doigt l'auteur de cette découverte. Cette détonation a lieu par la simple séparation des deux gaz, comme celle de la combinaison d'oxygène et de chlorine qu'a fait connaître votre frère ; il y a également beaucoup de lumière et de chaleur produites dans cette détonation, où un liquide se décompose en deux gaz.

J'ai l'honneur d'être, avec le respect que votre nom inspire à tous ceux qui aiment ou cultivent les sciences, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur. A. Ampère

(2) Il est inutile de remarquer qu'il s'agit du fluor et non du minéral appelé aujourd'hui fluorine. Le chlorine est le chlore.
(3) Chlorure d'azote trouvé par Dulong en 1812.

Please cite as “L422,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 27 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L422