To Claude-Julien Bredin   11 mars 1813

Jeudi 11 mars [1813]

[271]Ta lettre m'a pénétré de chagrin, mon bon ami, je sens toute ta douleur, et l'impossibilité d'être en ce moment près de toi m'en rend encore le sentiment plus amer.

Vendredi 12 mars Comme j'avais commencé cette lettre, je fus interrompu ; je ne pus la reprendre hier parce que je fus à la campagne, c'est-à-dire à Montmorency, et, au moment de la continuer, j'en reçois une autre dont j'ai bien des remerciements à te faire puisqu'elle rassure un peu toutes mes inquiétudes. Je suis si content quand j'ai de tes lettres et, dans ce moment si inquiétant, j'en ai plus besoin encore. Tu me dis dans la première que rien ne t'étonne plus que la douleur. Il est vrai qu'il semble que le créateur se soit plu à tout disposer dans ce monde pour que sa créature souffre. Tu sais que ç'a toujours été l'objection des athées. Cependant je conçois cette vue de la providence, puisque c'est par elle que l'homme devient constamment meilleur. L'expérience de tous les temps, de tous les lieux, est là. Comme il connaissait le cœur humain, celui qui a dit : beati qui lugent ! Que de mystères dans le cœur et la volonté de l'homme que la psychologie ne pénètre pas ![272] L'homme souffre donc pour qu'il devienne meilleur. C'est quand il sera devenu aussi parfait qu'il est destiné à le devenir qu'il ne souffrira plus. Ce but qu'il doit remplir ne peut se rapporter qu'à une autre existence qu'il doit ignorer pour mériter. Nous en avons déjà parlé dans ma précédente lettre. J'ai lu avec un grand intérêt ce que tu me dis de deux physionomies. Pourquoi tout cela est-il ainsi sur la terre !

Voici un autre incident qui me retient. M. Potot est entièrement brouillé avec sa femme et sa fille. Ils ne se voient plus, pas même pour les repas, quoique dans le même appartement. Sa femme le traite comme j'ai été traité ; mais cela ne peut avoir le même succès, parce que c'est lui qui a la bourse. J'ignore comme cela finira. Il fait ce qu'il peut pour me mêler là-dedans, mais je ne suis pas si bête. Il faut néanmoins que je reste en cas d'événement... Que sais-je ce qu'il peut arriver ? J'ai pourtant tant envie de te voir que je pourrais même bien passer sur cette considération. Mais il y en a tant d'autres ! Tiens, je le sens trop, il faut[273] encore attendre. Mais c'est sûr que je te verrai cette année.

Je viens de relire ta dernière lettre ; j'y vois que j'avais interprété trop favorablement ce que tu me dis dans ta seconde lettre du mieux qui avait ranimé tes espérances quelques moments, et qui m'avait fait tant de plaisir. Je vois que d'autres accidents ont succédé à ceux qui s'étaient dissipés. Je tremble de nouveau et cette incertitude est désolante. J'attends avec une impatience sans égale une nouvelle lettre de toi. J'espère que tu n'attendras pas celle-ci pour m'écrire. Sans cela, je me tourmenterais trop. Ce que tu me dis que tu ne vis qu'à cause des consolations célestes m'a fait frémir. Est-ce que tu voudrais avoir quitté sans retour ta femme, tes enfants et ton ami ! Oh, oui, ton ami.

Si quis post pignora tanta Amperio locus est... Je m'applique là ce que Pompée, dans Lucain, dit à ses soldats le matin de Pharsale. Que de maux ont passé sur la terre !

Mon ami, comment te consoler quand je me sens moi-même triste à la mort ?[274] Tu sais bien que je ne vis plus que de mélancolie. Mais, aujourd'hui, c'est le comble. Je t'écrirai d'ici deux ou trois jours. Je tâcherai de choisir un moment où mes pensées, moins lugubres, me laissent la tête un peu plus libre.

A présent, il faut que j'aille à une Commission de l'Université pour les études dont je suis membre. J'oubliais que c'est encore là un obstacle presque insurmontable à pouvoir quitter Paris avant que ma tournée soit fixée. Adieu, bon ami, je t'aime comme tu m'aimes. Ah, je sais que tu m'aimes en effet. Je t'embrasse mille fois de toute mon âme.

A monsieur Bredin fils Professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L439,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L439