To Claude-Julien Bredin   28 mars 1813

[297] 28 mars [1813]

Bon ami, toujours d'une chose à l'autre, je n'ai pu t'écrire plus tôt. Toujours j'ai pensé à toi, j'espère que tu m'auras écrit malgré mon silence forcé, j'ai tant besoin de te savoir moins souffrant ! J'avais tant de plaisir à t'écrire toutes mes peines quand elles étaient vives. N'éprouves-tu pas la même consolation à m'écrire les tiennes ? Que du moins je sois bon à cela sur la terre : à les adoucir en les partageant ! Je regrette comme toi ton excellent \père/, qui me montrait encore \tant/ d'amitié à mon dernier voyage.

Il te reste ta femme, tes charmants enfants et ton ami, si je puis me compter parmi ce qui peut t'adoucir l'existence. Comme il m'est pénible de ne pouvoir aller tout de suite à Lyon ! Du moins j'y serai les premiers jours de mai. Mais le temps d'ici là me paraîtra bien long. Je n'ai plus que toi et la psychologie au monde et, quoiqu'elle me fasse du bien en occupant ma tête, tu sais bien que ce n'est pas elle qui peut remplir mon cœur. Je viens de relire cette lettre où, dans les moments les plus pénibles, tu me parles de cette autre métaphysique qui remplit le cœur encore plus que la tête. Hélas ! dans celle-là, je n'aperçois çà et là que quelques clartés fugitives ! Il n'y en a, dans la nuit de la vie, qu'autant qu'il en faut pour faire désirer le jour. Encore qui sait l'y entrevoir ?

[298]Toi, mon ami, toi plus que personne autre que je connaisse ! Ah, si j'étais près de toi à présent, tu me montrerais la vérité. Moi seul je ne puis l'atteindre. J'en suis toujours aux vérités.

Sais-tu ce que j'ai lu il y a quelque temps ? Le Moine ! * Cela me faisait une singulière impression. Je ne suis plus surpris que Chatelain l'aime tant ; lui surtout qui doit croire tout cela possible, qui m'a avoué qu'il le croyait tel !

Il m'est aisé de voir dans ta lettre le fond de tes pensées actuelles ; mais la forme, je ne puis la deviner. Les détails... que je voudrais les savoir ! Je t'en prie, explique-les-moi !

écris-moi une longue lettre sur ce sujet ! Je voudrais aussi des nouvelles de ta mère, de ta femme, de tes enfants. Tu recevras celle-ci par M. Huzard qui, plus heureux que moi, te verra dans quelques jours. Il te la remettra avec la tragédie de Wallenstein de Schiller * que j'ai achetée, il y a deux ans, pour toi et que j'ai retrouvée parmi d'autres livres. Il y a un caractère d'Alfred et une scène entre Wallenstein et Harald qui sont pour toi si beaux.

Si j'ai le temps, j'écrirai demain une autre lettre que je t'enverrai en droiture dans la crainte que, M. Huzard retardant son voyage, celle-ci ne t'arrive plus tard que par la poste. Néanmoins, comme je ne suis pas sûr de le pouvoir, s'il me dit, quand je lui porterai mon paquet, qu'il est encore pour quelques jours à Paris,[299]je ne lui laisserai que le livre et ce sera celle-ci que je mettrai à la poste.

Je n'ai toujours que des espérances relativement à la décision du Ministre. Mais elles sont plus probables que quand je t'ai écrit la dernière fois depuis que j'ai vu le secrétaire général que je ne connaissais point. C'est Guidi, celui qui a été longtemps professeur de mathématiques au lycée de Lyon, qui est ici pour solliciter de l'avancement dans l'Université, qui m'y a amené. Il le connaît beaucoup, j'ai été bien aise de ce qu'il lui a dit de toi. Il avait suivi un de tes cours d'anatomie. Ce n'est pas pour me gagner en sa faveur ; car il sait que, depuis deux ans, j'ai fait tout ce qui dépendait de moi pour lui obtenir ce qu'il désire, qui n'est que justice.

Je voudrais causer avec toi. J'aurais tant de choses à te dire sur le sujet actuel de tes méditations, sur les deux sources où tu sais que tu trouveras exclusivement la vérité. L'une et l'autre est un don de Dieu. Il a mis l'une sur la terre pour tous les hommes, ils sont tous également partagés à cet égard dans les pays chrétiens quand ils savent lire.

L'autre est aussi pour tous les hommes ; mais, comme, à cet égard, tu as été plus favorisé que les autres ! Comme j'aurais besoin de toi pour me connaître moi-même ! Ah, je n'aurai peut-être[300] jamais ce bonheur sans mille autres choses qui viennent s'interposer entre nos deux âmes. Quelques moments bien vite passés ensemble, et des absences si longues !

Bon ami, je suis aux trois quarts endormi ; mais, tandis que mes yeux se ferment, mon cœur est tout entier à l'amitié. Je voudrais te savoir tranquille. être sûr que tu dormiras bien cette nuit, que tu verras en songe ceux que tu aimes sans avoir besoin de leur parler ce langage de la terre que tu appelles avec grand'raison ces paroles si froides ! Mais hélas ! elles le sont bien moins encore que ces tristes paroles écrites.

A monsieur Bredin Professeur d'anatomie à l'École vétérinaire, à Lyon (Rhône)

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