To Claude-Julien Bredin   5 mai 1813

[312] Clermont 5 mai 1813

Je te remercie bien, mon bon ami, des deux lettres que ton amitié t'a inspiré de m'écrire. Elles m'ont fait autant de bien que de plaisir, et mon cœur, toujours froissé, en avait grand besoin... Tu me prêteras à Lyon ton Schlegel * en même temps que tu liras mon Deleuze *. A propos d'ouvrages dans le genre allemand, est-ce que M. Huzard ne t'a pas remis une de mes lettres avec une tragédie de Wallenstein imitée de Schiller par Benjamin Constant *?

S'il te l'a remise et que tu l'aies lue, qu'en penses-tu ? J'y ai trouvé, moi, des choses qui m'ont ravi. Tout n'est pas de la même beauté, et le style a de grands défauts ; mais il y a là des pensées de Schiller et ... disjecti membra poetae

Je voudrais pouvoir te décrire toutes les impressions, encore plus tristes que douces, que j'ai ressenties en traversant les admirables campagnes dont se compose ce qu'on appelle la Limagne. Quel plaisir de voir les routes bordées, les unes de noyers, les autres de saules, comme auprès de Lyon, et des prairies aussi fraîches que celles du vallon de Poleymieux, où nous cueillions ensemble le myosotis l'année dernière. Que je[313] regrette d'avoir oublié son nom allemand que tu m'avais appris, car c'est un bien sot nom que celui de myosotis ; l'autre signifiait ce que ma pensée t'adresse sans cesse. Cela me fait souvenir que M. Deleuze établit assez bien qu'en pensant à un ami absent, en voulant fortement qu'il soit heureux, on lui fait un véritable bien qu'il éprouve sans le percevoir. Songe ainsi à moi, Bredin, toi qui as une si grande force de volonté ! Veuille et crois comme dit M. Deleuze, et tu ramèneras peut-être, même de loin, le calme dans mon âme !

Tu dois connaître Clermont ; tu sais comme le dedans est sale et désagréable, tandis que tout ce qui l'entoure est si riant. C'est ce qui me faisait penser si tristement hier, que de voir que les hommes emploient toute leur industrie à se priver de tout ce qui leur est prodigué de bonheur. Il me semble, comme tu me le dis, que nous ne devions, dans cette vie que l'entrevoir à condition que nous-mêmes nous l'écarterons de nous. Quel spectacle admirable que celui que m'offrait ce matin l'immense vue qu'on a d'une des tours du lycée ; et, de tous les habitants de cette ville dont[314] les figures sont si singulièrement marquées au sceau de l'Auvergne, combien y en a-t-il qui soient émus de ce spectacle ? Y en a-t-il un seul qui le sente comme tu le sentirais ? Je t'aurais voulu hier avec moi, ton crayon et ton livre à la main, et qu'il nous eût été permis de nous arrêter pour que tu dessinasses sur les bords de la Sioule qui se jette dans l'Allier au relais de Saint-Pourçain, et tant d'autres endroits enchanteurs dont toute cette route est semée.

Mussy et moi, nous avons également envie de partir d'ici le jeudi ; alors, je t'embrasserais le vendredi soir 14 de mai ; mais cela ne nous sera peut-être pas possible. Dans tous les cas, je serai certainement à Lyon le 15 mai. Ainsi, si rien ne t'oblige absolument à sortir ces jours-là, attends-moi à l'école vétérinaire le 14 et le 15, si je n'arrivais pas le 14, après dîner. Si tu n'obtiens pas de Mussy qu'il me laisse à toi le dimanche 16, je ne sais pas quand nous pourrons nous voir. Car il m'a déjà dit qu'il faudrait être à mon poste tout le temps qu'il serait à Lyon. Il pense m'en dédommager en me laissant à Lyon un jour après lui. Mais qu'est-ce qu'un seul jour ?

Tu me parles, mon bon ami, de choses que tu aurais à me demander sur lesquelles je t'avais écrit et dont je ne t'ai plus rien dit. Je n'ai pu retrouver quel en était le sujet ; étaient-ce sentiments ou idées[315] relatives, soit à ta métaphysique, soit à la mienne ? Tu sais bien ce que j'entends par là. Tu aurais bien dû m'indiquer par un mot ce dont il était question dans ce commencement de communications que je ne t'ai pas achevé. Au reste, cela vient sans doute de cette secousse de mon esprit qui l'a porté tout à coup sur une nouvelle chaîne d'idées et a absorbé tout mon temps les quinze derniers jours que j'ai été à Paris 1.

Adieu, cher ami, veuille bien présenter mes respects à ta femme et à ta mère et embrasser pour moi tes jolis enfants. J'ai eu aujourd'hui de bonnes nouvelles des miens et de ma sœur, Je t'embrasse de toute mon âme. A. Ampère

A monsieur Bredin Directeur de l'École impériale vétérinaire, près des portes de Vaise, à Lyon (Rhône)
(2) Lagrange est mort le 10 avril. Ampère a dû quitter Paris le 23 avril. L'élection où Poinsot fut élu a eu lieu le 1er juin.

Please cite as “L448,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L448