To Claude-Julien Bredin   19 juin 1813

[57] 19 juin 1813

J'ai reçu tes deux lettres, mon bon ami ; la première m'a été renvoyée de Dijon, la seconde m'est parvenue directement hier. J'avais bien besoin de cette consolation, car jamais je n'ai eu plus de motifs de me haïr moi-même, ce qui est le pire de tous les tourments. L'affaire de l'Institut n'est pas mon plus grand chagrin en ce moment. Puisque je ne devais pas être nommé, il valait mieux pour moi que la nomination qui a été faite eût lieu.

D'après l'état des choses, j'aurais plus de chances que jamais lorsqu'une nouvelle place viendrait à vaquer, si je lisais quelques bons mémoires : mais je ne puis captiver mon esprit. Je suis certain qu'on a été bien aise que je ne nuisisse pas à la nomination de Poinsot en partageant les voix qui ont été pour lui. Mais je n'en veux plus à personne ; car il est à peu près sûr, vu toutes les circonstances de l'élection, que ce partage[58] n'aurait servi qu'à faire nommer M. Duvillard qui a eu le plus de voix après Poinsot 1.

Du 19 juin 1813 Ce jour marquera dans ma vie, Bredin ! En voilà plusieurs que cette lettre est interrompue sur mon bureau ; je n'avais pas le courage de t'écrire. Cependant, je faisais des calculs par moments ; ils me donnaient des espérances de résultats, auxquelles j'ai donné trop de confiance. Je ne vois plus que trouble dans ces calculs ; d'ailleurs comment les éclaircir, les continuer ? Tout m'accable ! Ah, j'aurais du repos si j'étais seulement près de toi ! Tu ne me dirais rien que je serais calmé et heureux d'être près de toi parce que toi seul m'aimes au monde.

Toutes les circonstances m'éloignent peu à peu de l'autre objet d'une vive amitié. Il n'y a plus de sujet d'entretien intéressant réellement entre nous deux. L'un n'a plus de cause de vrais chagrins. Ceux de l'autre[59] sont au-dessus de la portée de son esprit. Toi seul peux peut-être les comprendre. Le comble en est venu ce matin d'une conversation avec Maine de Biran ; nous ne parlerons plus de métaphysique ! Ainsi je me vois privé à la fois des deux aliments de mon âme. Maine de Biran a adopté en partie les perceptions immédiates de Reid. Il pense que nous percevons ainsi l'espace réel et qu'il n'admettra jamais qu'il y ait deux sortes d'étendues. Il sera chargé, moyennant cette transaction, de publier les livres qu'on enseignera dans l'Université. C'est par le professeur de philosophie de la Faculté qui sera bientôt probablement inspecteur général. Tu sais que ce professeur ne prêche que Reid. Mon ami, écris-moi, car je n'en puis plus. écris-moi par pitié pour ton ami ! Il m'est impossible de t'écrire davantage.

Je suis dans cet état de colère qui m'a donné le nom que je porte dans la ménagerie. Si je me sens plus tranquille,[60] je t'écrirai incessamment. Mais écris-moi tout de suite si cela t'est possible ! J'ai vu, mais peu d'instants et en présence de deux autres, M. Degérando qui se porte bien ainsi que tout ce qui le touche. L'état d'anxiété où je suis m'a empêché de sentir le plaisir qu'aurait dû me faire une lettre de M. Davy qu'on m'a remise lundi dernier 2. Il me dit qu'il a adopté mon opinion sur la nature de l'acide fluorique et des fluates, et qu'il a fait des expériences qui la confirment.

Adieu, mon ami, juge avec quelle tendresse je t'embrasse, par tout ce que je souffre de ton absence.

A monsieur Bredin Directeur de l'École impériale vétérinaire, à Lyon (Rhône)
(2) Duvillard n'a jamais été élu.
(3) Lettre du 6 mars 1813.

Please cite as “L449,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 24 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L449