To Claude-Julien Bredin   28 juin 1813

[320] Paris Lundi 28 juin 1813

Mon bon ami, j'ai reçu hier ta lettre où tu me dis que tu as reçu ma dernière lettre. C'est la seule que je t'aie encore écrite depuis que je suis ici, et il y a trois semaines.

Comment ai-je pu m'y résoudre ? J'ai reçu, il y a quinze jours une lettre de Davy, où il me dit qu'il a adopté mon opinion sur la nature de l'acide fluorique, considéré comme composé d'hydrogène et d'une troisième substance analogue à l'oxygène et au chlorine : un troisième corps comburant en un mot, qui faisait des acides avec l'hydrogène, le silicium et le bore ; savoir ceux qu'on nomme fluorique, fluorique silicé, et fluoborique. Ma réponse commencée est restée quinze jours sur ma table. Je l'ai récrite quatre ou cinq fois, et l'ai donnée ce matin à copier ; bien bête, car je ne peux plus fixer mes idées sur ces choses-là ! Elle m'ennuyait tant que, depuis quelque temps, pour me forcer à l'achever, je m'étais prescrit de ne t'écrire que quand elle le serait. Je brûlais d'envie de t'écrire alors ; je voulais t'expliquer tout le désespoir dont j'étais saisi quand j'ai su l'événement arrivé en mon absence et que ma sœur ne m'avait pas écrit 1. Mais comment te[321] faire tout ce long détail : il faut pourtant que tu en saches toutes les circonstances. Je les ai toutes racontées à Dugas-Montbel. Il va à Lyon. Il s'est chargé de te remettre Young et les mémoires de Mlle Clairon. Il te racontera tout. Il n'y a plus de repos à jamais pour ton ami depuis que je vois que le silence inconcevable de ma sœur a empêché ma réunion certaine avec Mme Ampère ; cette réunion me poursuit toujours comme le bonheur suprême. Je m'en peins toutes les circonstances avec des regrets qui me mettent en fureur contre ma sœur et contre moi. Et puis toujours cette pensée accablante : elle serait là, dans ce moment, avec son mari et sa petite ! C'est par une fatalité inconcevable, ma sœur le désirait aussi, et, à présent, l'occasion est manquée sans retour ! A présent, j'ai plus que jamais sujet de lui en vouloir ; car Dugas te dira comment, après avoir désiré cette réunion avant mon départ de la fin d'avril, pour se soustraire aux persécutions de son père, elle a su dernièrement par ma sœur, quand il n'était plus temps,[322] quand elle était sûre de pouvoir rester comme auparavant chez son père, combien je la regrettais sans en être touchée, sans y répondre ! Cela a achevé de me la faire connaître ; ce n'est pas elle aussi que je regrette, c'est l'illusion que j'aurais eue, ce sont les émotions que j'aurais éprouvées, c'est le chagrin de n'avoir pas vu changer toute mon existence, pour savoir du moins si cette nouvelle manière d'être aurait été moins insupportable.

Du 1er juillet Je ne sais pas du tout, bon ami, pourquoi cette lettre n'est pas partie il y a trois jours. C'est seulement une preuve que je n'ai rien fait absolument ces trois jours, que je ne me suis pas approché de mon bureau ; car je l'y aurais vue, j'y aurais ajouté quelques lignes, et je l'aurais jetée à la poste ! Un nouvel incident m'a encore plus bouleversé que tout le reste. Ma sœur, désolée de ce qu'elle avait fait, troublée de l'état où elle me voyait, a profité de cette circonstance pour me demander d'aller en Franche-Comté. Ce dernier abandonnement de tous ceux qui pourraient me consoler et[323] qui ne me montrent que de l'indifférence, le peu de sensibilité que j'ai trouvé dans mon chagrin de la part d'une autre personne dont j'en attendais davantage, tout cela m'a achevé, je me suis décidé à quitter Paris pour quelque temps et, comme il faut que j'aille tous les mardis à la Commission des livres classiques, qui est à l'Université au Palais-Bourbon, j'irai demeurer au village des Ternes à côté de l'Arc de Triomphe de l'étoile, d'où je pourrai venir en me promenant à travers les Champs-Élysée. Là je ne ferai que des calculs : un mémoire de mathématiques si cela m'est possible. Je ne verrai personne, peut-être quelquefois Clément qui y établit une manufacture avec le fils Chaptal ; il fait d'admirables découvertes en chimie dont il ne faut pas parler jusqu'à ce qu'elles paraissent. Sans la Commission des livres classiques et la nécessité de faire un mémoire puisque le grand Maître m'a dispensé de petites tournées que je devais faire pour que j'y travaillasse, ce n'est pas aux thermes que j'irais... ; mais il ne doit[324] plus y avoir de bonheur pour moi sur la terre !... écris-moi toujours à la même adresse ! Je vais faire une récapitulation à l'école Polytechnique du 8 au 18 juillet, qui me retiendra, pendant ce temps, ici. Mais surtout, écris-moi ! écris-moi, mon bon ami ! Dis mille amitiés pour moi à Chatelain dont le souvenir dans ta dernière lettre m'a fait bien plaisir. Il y en a donc encore d'autres que toi qui pensent à moi ! Dis mille choses de moi au bon Dupré, ne m'oublie pas près de Camille. M. et Mme Degérando m'ont beaucoup demandé de tes nouvelles et de celles de Dupré, ils t'aiment beaucoup.

As-tu vu un article de Geoffroy dans le fameux feuilleton ; il parle des deux Phèdres précisément comme ton Schlegel. Depuis que Schlegel s'est trouvé accolé à Kotzebue, tu sais bien, c'est un homme regardé comme mort dont l'héritage est au pillage. Geoffroy prend sa part. Que dis-tu[325] du nouveau Thrasybule, Miguel Belgrano ? Adieu, mon bon ami, tu sais comme je t'aime et comme je t'embrasse ! Je te vois par ta lettre de nouvelles peines au sujet de ces tristes affaires dont tu m'avais parlé à Lyon ; dis-moi, raconte-moi tous tes ennuis, comme je te parle sans cesse des miens ! Adieu, bon ami. A. Ampère Ma sœur et mes enfants se portent bien. Comment se portent tes enfants et leur tendre mère ? Mme Degérando m'a dit qu'elle l'avait vue et qu'elle en avait été bien contente. Elle te juge heureux d'avoir une femme comme elle.

[326]As-tu lu le Phédon de Mendelssohn, traduit de l'allemand, la préface où se trouve une lettre bien singulière à Lavater ? Quelle diversité dans les tètes humaines ! On me l'a prêté ; je le lis ; parle-m'en !

[325]A monsieur Bredin Directeur de l'École impériale vétérinaire, à Lyon (Rhône)
(2) La brouille du ménage Potot a eu lieu en mars 1813.

Please cite as “L451,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 29 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L451