To Claude-Julien Bredin   11 juillet 1813

[117] 11 juillet 1813

Mon ami, je suis bien triste. Je t'écris. Ma sœur part dans deux heures pour la Franche-Comté. Elle est sortie apparemment pour des choses relatives à son départ. Je viens de recopier mon tableau. Je t'enverrai cette copie avec ma lettre. Après-demain il y aura juste dix ans que j'ai perdu ce que j'ai plus aimé de ma vie.

Depuis ces dix ans, une seule chose heureuse, c'est de t'avoir connu. Tout ce que j'ai cru du bonheur n'a fait qu'empoisonner mon existence. Je vais accompagner ma sœur et ma petite à la voiture, et puis je serai seul, seul jusqu'à leur retour ! Je rentrerai aussitôt pour attendre Frédéric Cuvier, qui m'a fait promettre de dîner avec lui 1. Il n'y a que lui ici qui comprenne mes peines. Lui aussi a perdu ce qu'il aimait uniquement. Lui aussi a conservé l'enfant de son mariage si tôt brisé par la mort. Mais, plus sensé et plus heureux que moi, il n'a jamais pensé à croire pouvoir retrouver le bonheur, et sa vie a coulé dans le tranquille repos de la tristesse. Mélancolique comme nous deux, ayant senti Kant comme tu l'avais[118] senti, il y a tant de ressemblance entre nos pensées, nos situations, que, depuis quelques mois seulement que nous nous voyons à cœur ouvert, je me sens toujours davantage attiré vers lui.

Pour comprendre quelque chose au tableau ci-joint, tu recourras à celui que je t'ai laissé dernièrement. Tu verras que le seul changement important est d'avoir abandonné que le moi naissait avec la relation de causalité ; Maine de Biran me l'avait persuadé, mais on ne peut apercevoir qu'on est cause que quand on exécute ce qu'on a pensé d'avance. Il faut donc d'abord agir spontanément sans aucune notion de ce qui en résultera ; cela suffit pour savoir qu'on fait attention qu'on perçoit un phénomène, soit adventif, soit qu'il ait été produit par nous-mêmes à notre insu ; pour que le Moi s'y associe par l'association de perception. La suite des perceptions, enchaînée par l'élément commun permanent du Moi, suffit pour donner le temps, en tant qu'il n'est que notre propre existence[115] continuée. C'est là le premier pas de la réflexion qui sépare l'homme de l'animal, qui lui donne ce pivot auquel tout vient se rattacher. Dès lors, il peut observer les changements qui se passent dans ses représentations et autres modifications. Il en résulte le second système du tableau, dont j'ai été si longtemps à me faire une idée nette et, parmi les changements dont il se compose, l'être réfléchissant distingue ceux qu'il a produits après les avoir pensés. Alors seulement sa propre causalité lui est connue, et il peut concevoir les causes extérieures, qui donnent naissance au troisième système.

Pendant longtemps, j'avais mis, en tête de chaque système, les éléments dont il se compose. Mais ces éléments y sont confondus d'abord dans les groupes qu'ils forment. La réflexion seule les y distingue. On ne doit donc les mettre qu'après les groupes correspondants. Ce dernier changement est un des plus heureux que j'aie faits à mon tableau, mais fait d'aujourd'hui seulement ; il y aura bien à changer à cet égard. Tu comprendras bien, cher ami, que[116] l'intellection consiste à reconnaître, soit par la similitude de leurs actions et des nôtres, soit par les signes naturels ou de convention, ce qui se passe dans la pensée de nos semblables.

Devine toute ma psychologie dans ce tableau  ! Aime-moi toujours du moins, puisque tu restes seul à m'aimer !

Parle-moi de ta famille, de nos amis, de Dupré, de Bonjour, de Chatelain, de Barret (est-il auprès de toi ?), de tout ce qui t'intéresse. Dis-moi toutes tes peines, tes pensées sur ce qui te tourmente à présent, où tu en es, ce que l'on te conseille. Adieu, Bredin, je t'embrasse comme je t'aime. Cherche un moyen de me faire passer la romance de M. d'Ambérieux, ou bien envoie-la moi dans une lettre sur le papier le moins pesant où elle pourra être notée ! écris à ce bon ami pour moi, remercie-le de son souvenir ! Je ne le peux à présent.

A monsieur Bredin Directeur de l'École impériale vétérinaire, à Lyon
(2) Par une lettre du 8 octobre 1813, Ampère invite Frédéric Cuvier à dîner au moment de partir pour Nogent.

Please cite as “L453,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 29 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L453