To Pierre-Simon Ballanche   7 septembre 1813

[Vers le 7 septembre 1813]

[877]Mon bon ami, j'ai si peu de tête à présent que ta lettre m'a confondu. Je n'aurais jamais cru t'avoir écrit ce que je vois par ta réponse que je t'ai écrit. Je me rappelle de l'avoir pensé ; mais, sur les plus vaines conjectures, mon imagination créait ainsi les chimères les plus opposées. Je croyais à l'une pendant un jour, à l'autre extrême le lendemain. Je t'ai apparemment écrit dans l'un des jours de désespoir. Mais, à présent que j'ai réfléchi, il me semble que je n'ai pas la moindre raison tant soit peu solide de croire que la personne dont je t'ai parlé ait aucun reproche à se faire 1. C'est bien plutôt pour n'en point avoir à se faire par la suite, qu'elle m'a fait tant souffrir, et que je me suis figuré qu'un autre état était la cause de la froideur qu'elle m'a montrée, et qui a amené tant d'extravagance de la part de celui que tu croyais beaucoup plus raisonnable. Depuis que c'est une sorte de brouillerie complète et que j'ai pris mon parti de ne plus chercher qu'à l'éviter, je suis mille fois plus malheureux qu'avant.

Nogent n'a servi de rien. L'arrivée de ma sœur et de ma petite ne m'a fait qu'un bien momentané. Au reste je dois me trouver vendredi à dîner[878] dans une maison où cette personne dîne aussi, et j'attends ce jour-là pour savoir ce que je penserai, ce que je voudrai dans huit. Je suis chaque jour un nouvel être.

J'ai une grâce à te demander, c'est de me dire autant que tu t'en souviendras, ce que j'ai pu t'écrire à son sujet. Il fallait que je fusse bien exaspéré et dans un transport bien insensé pour qu'il ne m'en soit pas resté la moindre trace. Je te demande cette grâce, je t'en supplie, mon ami, écris-moi ce que tu as lu dans ma lettre, qui t'ait pu inspirer ce que tu m'as écrit !... Si tu négliges cette prière, ce sera un nouveau tourment jusqu'à ce que tu aies fait ce que je te demande.

J'avais résolu de ne te parler que de toi, de tes affaires ; mais pardonne à un malheureux de te parler encore de lui-même ! Tout est surnaturel dans ce qui m'est arrivé ; aie du moins pitié de ton ami, et fais ce qu'il te demande comme une dernière ressource d'un peu de tranquillité. Tu sais d'ailleurs, que toutes les lettres où il est question de mes chagrins doivent être brûlées sur-le-champ. Mon ami, Beuchot m'est venu voir jeudi passé 2 septembre à Nogent. Nous avons beaucoup parlé de toi ensemble[879] et avec M. Degérando. Nous sommes parfaitement d'accord que tes différents projets sont en opposition complète avec l'état des choses. Comment peux-tu seulement penser que le chef veuille acheter ta découverte ? Avec la volonté bien manifestée de ramener un art à son enfance, sinon de l'anéantir ! Où as-tu vu qu'on achète maintenant des moyens d'industrie de ce genre ?

S'il n'en coûtait que quelques centaines de francs pour que ce que tu as fait n'existât pas, je crois plutôt qu'on les donnerait. Quel rapport entre les poinçons de Bodoni et ton procédé ? Le seul moyen de faire une chose, c'est de penser à cette chose, et de tâcher de la faire seul. Qu'est-ce qui serait consulté uniquement sur l'achat de ces poinçons ? L'établissement qui hait et dénigre Bodoni ? Qui se croit tant au-dessus, qui veut encore plus le faire croire ! Une Société de riches capitalistes, un voyageur sans armes au milieu d'un bois dans la bande de Cartouche ! J'en ai beaucoup vu former, jamais de succès, excepté quand l'inventeur ruiné et évincé de tout a laissé les associés maîtres de son brevet, faisant valoir malgré lui sa découverte à sa barbe.

[880]Mon ami, nous sommes tous trois d'accord sur ces trois points. Viens à Paris dès que tes expériences auront complètement réussi. Viens-y le plus tôt possible, avant que je quitte Nogent, où un bon lit et une chambre charmante t'attendent ! Tu prendras tout de suite des arrangements pour former à Paris un établissement qui ne peut absolument réussir en province. Un établissement pour fournir seulement de beaux caractères ordinaires, à bon marché, seulement dans les genres les plus demandés et que tu augmenteras successivement à mesure des profits, comme a fait Bodoni ! Ce que tu voudrais faire tout de suite est l'ouvrage lent et sûr des années. Ton ami t'aime de toute son âme, t'embrasse un million de fois. A. Ampère.

A monsieur Ballanche fils Imprimeur aux Halles de la Grenette, Lyon (Rhône)
(2) II semble que la personne en cause soit encore la Constante Amitié.

Please cite as “L455,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 20 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L455