To Claude-Julien Bredin   11 mars 1814

[205] Vendredi 11 mars 1814

Mon ami, après plus d'un mois de silence, tu as enfin écrit à ton ami. Que j'avais besoin de ces deux lettres qui me sont arrivées hier en même temps ! Je t'avais écrit l'autre jour, mais j'ai déchiré la lettre bien qu'elle ne contînt rien qui dût m'y engager ; mais la disposition de mon esprit changea avant qu'elle fût achevée, de manière qu'elle ne t'aurait point peint la situation où se trouvait mon âme après les réflexions qui me la firent interrompre. C'est ainsi que, sans sortir de ma chambre, sans voir personne, mes pensées changent du tout au tout. Tantôt, croyant voir avec évidence une force supérieure entraînant tous les événements de ma vie pour me jeter dans une série de malheurs tellement improbables depuis que je suis à Paris, qu'une volonté toute puissante peut seule les faire naître et les enchaîner de cette manière ! Alors il me semble qu'elle veut par là me ramener, comme malgré moi, à d'anciennes opinions ; je forme le projet momentanément de rompre des liens d'affection qui s'élèvent comme un mur de séparation éternel entre cette volonté et la mienne.

Je vois tous les maux qu'ils me préparent pour cette vie même, sans qu'ils puissent[206] jamais m'en dédommager par aucune sorte de bonheur, que celui de partager les peines d'un être malheureux. Je me dis : Les égoïstes, comme les hommes qui te ressemblent, me jugeraient également insensé. Les uns montreraient la gloire dans les sciences, la fortune, mon état dans le monde, ou sacrifiés ou exposés ; les autres, ce qu'ils nomment vertu et un bonheur éternel dédaignés pour rien, rien ! Ah, ce n'est rien que d'apporter quelque soulagement aux peines des autres ! Mais cette disposition ne dure guère, et sans cesse, sans cesse, je me promets de sacrifier tout, tout ! Je sais que je suis libre ; mais, librement je veux ainsi. Mon cœur me dit que je serais un monstre exécrable si j'étais ce qu'on appelle raisonnable, ce que d'autres même appellent vertueux... Je vois combien tu es loin de soupçonner mes plus cruels chagrins. Tu me parles d'un homme ingrat à mon égard. Je pense qui tu veux désigner par cette expression ; mais jamais tu n'as eu une idée plus fausse.

Moi seul je l'ai été, moi seul [207]je n'ai pas su apprécier le dévouement pour moi qui n'avait de bornes que le devoir impérieux, j'ai empoisonné par mon injustice la vie entière du meilleur des êtres créés. Pour réparer le mal que j'ai fait, il faudrait que je pusse changer les idées des gens sur lesquels je ne puis avoir aucune influence, qui ne peuvent avoir en moi aucune confiance. Ah, le sentiment dominant dans mon cœur est de sacrifier toute ma vie, tout ce qui dépend de ma volonté à chercher à adoucir des maux que je ne puis réparer. Mais que puis-je ? Presque rien ! Rien du tout en comparaison du mal que j'ai fait ! Me compter désormais, et moi-même, et tout ce qui ne se rapporte pas à ce triste but de toute mon existence, pour rien, me paraît alors mon vrai, mon unique devoir.

Je le remplirai au milieu des tourments où je me livre exprès, et qu'il ne tient qu'à moi de ne pas éprouver en comblant la mesure de l'ingratitude, en t'allant trouver puisque rien autre ne me retient ici au milieu des angoisses. Tu me parles d'une tournée qui me rapproche de toi. Tout annonce qu'il n'y en aura point cette année et rien ne me fera quitter Paris.[208] Tu m'applaudirais, j'oublierais tout à Lyon, mais que serais-je à mes propres yeux ! Après toi, Ballanche est à Lyon celui qui m'aime le plus. Ainsi demande-lui si tu peux payer d'abord les 300 francs à M. Périsse, et, s'il y consent, paye simplement ce dernier, donne le petit reste de 98 francs en acompte à Ballanche et qu'il le note sur un billet que je lui ai fait. Je lui resterai devoir 152 francs que je remettrai à Beuchot sur le premier argent que je toucherai. Comme il m'est dû 1500 francs d'échu, j'espère recevoir bientôt quelque chose.

Écris-moi, je t'en conjure ! Comme le plaisir d'avoir enfin de tes nouvelles m'a donné un peu de calme d'esprit, je vais en profiter pour écrire à notre ami dont je ne savais pas le retour près de toi. Parle-lui de moi, parles-en à Ballanche, Bonjour et Camille ! Comment ne me dis-tu rien de ces deux derniers ? Embrasse pour moi Chatelain. Tu me dis, dans ta deuxième lettre, que tu n'as ni le courage, ni la liberté d'esprit nécessaires pour me parler raison. Mon ami, comprends que ce que tout autre appellerait me parler raison, c'est me conseiller de retrouver le repos à force d'égoïsme et d'ingratitude.

J'aime mieux souffrir toute ma vie. Brûle sur-le-champ cette lettre au nom de notre éternelle amitié ! Tu as brûlé la dernière, car je la finissais de même ? Donne-moi des nouvelles de ta santé. Elle te manque seule pour que tu aies le bonheur que j'ai toujours désiré inutilement pour moi-même. Il n'en est plus pour ton ami.

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