To Claude-Julien Bredin   14 mars 1814

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14 mars 1814, à 11 heures du soir

Mon cher ami, je commençais cette lettre pour un autre, mais c'est à toi seul que je puis écrire. Que ce jour affreux reste gravé dans ta mémoire  ! Peut-être un jour tu sauras tout ce que ton ami a dû souffrir ! Quel concours de circonstances a achevé de fixer ma destinée et comment ! Voilà tout brisé pour moi sans ressource ; et il y a quelques heures que je rêvais encore un long bonheur pour toute ma vie ! Voilà le résultat de cinq ans de peines 1 mêlés de quelque peu de temps de bonheur court et empoisonné ! Je te reverrai, j'en suis sûr à présent.

Ne crains rien pour ma vie ! Le lien qui vient de se rompre m'y attachait peut-être plus que tout le reste ; mais mes deux enfants me restent et m'y attacheront encore. D'ailleurs je n'ai rien à[96] reprocher à personne. Il ne me reste que la consolation de penser qu'aucune volonté humaine n'a prévu ni ordonné de cet événement ; mais il est une volonté toute puissante qui a appesanti sur moi les coups de sa vengeance.

Ah ! sans doute je méritais ce qui m'est arrivé, puisqu'elle l'a permis, puisqu'elle a ainsi enchaîné ce que personne, je m'en flatte du moins, n'a pu prévoir ! Je ne sais ce que je t'écris : ce n'est pas cela que je voulais te dire. Toute mon organisation se soulève ! Je n'en puis plus ! Là, seul dans cette petite chambre. Ah ! mon ami, et qui sait quel malheur m'attend peut-être, je me sens défaillir, je ne puis plus écrire ! Sois tranquille sur moi, je te reverrai !

Quand m'écriras-tu ? Tout de suite, je t'en prie ! Je rouvre ma [97]lettre, pour te tranquilliser. Tu t'inquiéterais trop ! Hélas ! le coup est porté, rien ne peut diminuer des regrets qui doivent empoisonner le reste de ma vie. Mais, le croirais-tu, j'ai retrouvé un sentiment de prière dans mon sentiment flétri, déchiré de remords. J'ai ouvert l'Imitation * en latin qui était sur ma table. J'ai ouvert au Chapitre XVI du troisième livre : Quod verum solatium in solo Deo est quaerendum. Relis-le ; tu comprendras l'impression qu'il m'a faite. Mais il est pour ceux qui sont dignes de miséricorde : Mon Dieu, mon Dieu, ayez pitié de moi  !

Directeur de l'École impériale vétérinaire, à Lyon (Rhône)
(2) Les lettres parlant de la Constante Amitié ne remontent qu'à trois ans ? Bredin répond le 3 avril j'ai beau réfléchir à ce que tu m'as écrit. Je ne puis rien comprendre, rien deviner.

Please cite as “L474,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L474