To Claude-Julien Bredin   avril 1814

[Début d'avril 1814]

[141]Qu'il y a longtemps, cher ami, que je ne t'ai pas écrit ! A toi, Bredin, je n'y comprends rien ! Ta dernière lettre m'a fait tant de bien et je n'en ai pas mérité une autre ! Je me hais, mon ami, et de cela et de mille autres choses. Ton ami ne peut plus avoir que des chagrins. J'ai perdu les êtres qui m'auraient attaché à la vie. Je ne retrouverai plus d'affection si les événements ne me renvoient pas à Lyon auprès de toi ; je le désire malgré moi ; je ne le veux, ni, je le crois, ne le voudrai jamais.

Voici ce qui m'est arrivé ! Je travaillais à un mémoire que je devais lire à l'Institut sur les différentielles partielles. J'en étais peu content moi-même quoiqu'il y eût bien des choses nouvelles ; mais je sais qu'elles ne plairont aux Bonapartes des mathématiques, et ils en seront seuls juges. On me dit tout à coup que M. Dalton s'occupe en Angleterre de la manière dont les molécules des corps s'arrangent dans les combinaisons chimiques. Tu sais que j'avais écrit un mémoire là-dessus au mois de janvier dernier. Voilà que la peur me saisit qu'il ne trouve et ne publie avant moi une partie de ce que j'ai fait.

[142]Je parle de ma crainte. On me conseille de faire un extrait en forme de lettre à M. Berthollet du mémoire de janvier et qu'on l'imprimera dans les Annales de Chimie. On le dit à M. Berthollet qui l'agrée fort. Je commence l'extrait où je croyais qu'il y avait pour deux jours de travail, peut-être trois. Ce mémoire était un chaos informe. Je n'y voyais plus rien, ayant perdu de vue ses idées. Enfin j'y renonce.

Le rédacteur des Annales de Chimie va se plaindre à M. Berthollet, lui dit qu'il a compté dessus et qu'il se trouve à court. M. Berthollet me trouve à l'Institut et me le dit. Je rentre, je prends un copiste pour écrire sous ma dictée. Je le loge bientôt chez moi pour travailler très tard le soir et de grand matin. Mais j'oublie le mémoire de mathématiques, je perds presque tout espoir d'arriver à l'Institut, et voilà trois semaines que je dicte, je donne à mesure à l'impression ; la moitié est à l'impression, le reste est enfin[143] à peu près achevé ; mais cet extrait est aussi long que le mémoire dont il est sensé tiré. Personne ne le lira. On n'y comprendra rien 1. Et tout cela ce sont des événements arrangés pour renverser, sur tous les points, tous les projets auxquels j'ai tenu successivement dans ma vie !

Mon ami, j'ai beau t'écrire pour te demander une chose, je ne puis obtenir de réponse catégorique. Si tu m'aimes, réponds-moi simplement oui ou non : J'ai reçu ou je n'ai pas reçu les deux lettres du 15 2 et du 17 mars dernier. Voyant que j'avais beau te le demander, tu ne me répondais pas, j'ai fait faire des recherches dans les bureaux de la poste, on m'assure qu'il est impossible que tu ne les aies pas reçues  ; mais il n'y a qu'un mot à écrire pour cela, dis-moi oui ou non, si tu m'aimes. La première t'exprimait tout le chagrin que je venais d'éprouver ; la seconde s'annonçait comme pour te tranquilliser, mais n'était guère plus tranquille. Mon ami,[144] les as-tu reçues ? La seconde te répétait : Bredin, je te reverrai ! Je me souviens de cette phrase et te l'écris pour te servir à la reconnaître si, par hasard, j'avais oublié. Au nom de l'amitié, tire-moi du doute à cet égard.

Voilà des épreuves à lire, il faut te quitter. Je t'aime, je t'embrasse comme l'ami le plus cher. Ce n'est pas assez dire ; que ne peux-tu comprendre combien je tiens à toi et combien Je souffre ! A. Ampère.

A monsieur Bredin Directeur de l'École vétérinaire, à Lyon (Rhône)
(2) Ce mémoire classique, paru d'abord dans les Annales de Chimie (t. 90, 1814, p. 43), a été réimprimé deux fois en 1913, dans les Classiques de la Science, et dans les Lectures scientifiques sur la Chimie de Coupin. Il est intitulé : Sur la détermination des proportions dans lesquelles les corps se combinent d'après le nombre et la disposition respective des molécules dont leurs particules intégrantes sont constituées. Les mémoires de mathématiques, également classiques, dont il s'occupait en même temps, sont relatifs aux équations des dérivées partielles.
(3) La lettre 267 qu'il attribue au 15 est datée du 14 à 11 heures du soir et c'est à la fin de la même lettre qu'il dit : Je te reverrai !

Please cite as “L475,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L475