To Claude-Julien Bredin   3 avril 1814

3 avril 1814

[237]Cher ami, dans quelle inquiétude j'ai été sur ce qui te regarde  ! Je n'ai eu aucune nouvelle de toi depuis plus de trois semaines. Peut-être m'as-tu écrit et ta lettre n'a-t-elle pas passé. L'interruption des communications m'a empêché de t'écrire ; peut-être enfin recevras-tu cette lettre ? Mais il n'est pas possible que tu ne m'aies pas écrit auparavant. J'attends, d'instant en instant, une lettre de mon unique ami Bredin. Tandis que mon amitié pour toi est devenue un sentiment dominant dans mon cœur, le tien y répond-il toujours de même ? Je ne peux plus trouver de véritable affection qu'en toi, et je ne puis supporter la vie sans celle d'un cœur qui répond au mien. Je donnerais tout au monde pour te voir, pour passer au moins quelques jours auprès de toi.

Écris-moi, s'il te reste quelque amitié pour moi ! Je suis inquiet des lettres que je t'ai écrites ; dis-moi, je t'en prie, si tu les as reçues. Une fois sûr que tu les as lues, je serai sûr que tu leur auras[238] donné la destination que je te marquais et qu'elles n'existent plus. Il faut, pour cela, que je te désigne toutes celles que je t'ai écrites depuis que je n'en ai point reçu de toi. Marque-moi si elles t'ont été remises toutes quatre. Dugas était chargé de la première et la deuxième te l'annonçait et ne contenait rien de particulier. La troisième, qui aura, demain 4 avril, trois semaines de date est du jour même de l'affreux événement qui a changé tout l'ensemble de ma vie, qu'il faut tâcher d'oublier pour pouvoir entrevoir dans l'avenir quelques moments de repos. La quatrième fut écrite peu après pour te rassurer sur ton ami, c'est-à-dire sur son existence. Car tout le reste est flétri à jamais.

J'ai mis mon petit à demi-pension pour le voir du moins chaque jour ; je voudrais pouvoir concentrer sur lui et sur sa petite sœur, ce qui me reste de sentiments. Peut-on être plus cruellement[239] puni de n'en avoir pas fait le premier objet de ses affections ? Si, du moins, je pouvais faire des reproches fondés. Mais, n'en parlons plus, je n'en ai point à faire qu'à moi-même, et l'idée que ton cœur n'aura peut-être point d'indulgence pour ton ami, qui se sent comme à tes pieds de honte et de douleur, est à présent une de mes plus grandes peines. Mais je t'en ai vu pour d'autres. Serais-je le seul excepté ? Si le ciel pardonne celui qui peut s'élever jusqu'à lui, ne doit-il pas avoir pitié de l'ami qu'a entraîné dans l'abîme un enchaînement si singulier d'événements ?

Ah ! mon ami, écris-moi, je t'en conjure ! Dis-moi que tu me conserves toute cette amitié qui est le seul bien qui me reste. Ne te serait-il point arrivé de malheurs ? Cette idée est affreuse. Mais tout ce qu'on me dit de ce qui est arrivé à Lyon doit me tranquilliser.[240] Tu sais du reste combien tout est tranquille ici. Tout s'est passé autour de moi comme une représentation théâtrale. J'étais absorbé par trop de réflexions sur moi-même. J'ai senti cependant que ces pauvres enfants m'attachaient encore à la vie. Que le Ciel leur réserve un autre sort que celui de leur père ! Cher ami, je te serre dans mes bras. Sois heureux, toi, tu l'as mérité ! J'attends de toi des nouvelles de ta famille et de tous nos amis.

A monsieur Bredin Directeur de l'École vétérinaire, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L476,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L476