To Claude-Julien Bredin   1er mai 1814

[Vers le 1er mai 1814]

[195]Mon ami, je passe mes journées à attendre une lettre de toi, je vois bien que celles que je t'écrivis les 14 et 15 du mois de mars ne t'ont pas été rendues, elles auront été décachetées et détruites par le gouvernement d'alors. Il était livré à des soupçons si bizarrement exagérés que la confiance d'un cœur brisé de chagrin en son seul ami lui donnait de l'ombrage. Il n'y a sacrifice au monde que je ne fisse pour qu'elles te parvinssent, à quelque époque que tu vinsses à les recevoir. écris-le moi, je t'en conjure !

Je ne puis récrire ce qu'elles contiennent  ; jamais je n'en mettrai plus rien sur le papier ; je ne m'occuperai plus qu'à écarter ces souvenirs qui me poursuivent toujours, qui peut-être ne me quitteront jamais. Je voudrais que ce temps fût retranché de ma vie comme un rêve pénible ; mais qui me réveillera, qui me remettra dans la situation d'esprit où j'étais quand a commencé cette amitié entre nous, qui peut seule encore me faire sentir quelques consolations sur la terre ! Que de tourments j'aurais évités ! Et cela ne peut m'y ramener. Quelquefois je le voudrais ; oui, je le voudrais ; mais c'est bien inutilement. Ce qui augmente le chagrin qui me ronge, c'est que, si j'avais continué à penser comme alors, je vois clairement que j'aurais joui de tout le bonheur que j'ai jamais désiré, au lieu que, depuis dix ans que je suis ici, tout mon temps s'est passé ou à souffrir ou à me préparer pour l'avenir des peines indéfinissables, indicibles ! Et toi, bon ami, pourquoi du moins n'es-tu pas[196] heureux ? Pourquoi faut-il que tu souffres de corps autant que mon âme souffre à proportion ?

Tu as reçu à présent la lettre que t'a portée Dugas ; mais elle ne signifiait rien. Il y en avait une dedans pour Roux. écris-moi, je t'en prie, si tu les as reçues, si tu lui a remis la sienne. Combien j'aurais de plaisir si tu pouvais l'engager à m'écrire ! J'ai envie de voir quelque chose de lui, je donnerais tout au monde pour savoir au juste sa manière de voir sur tous les événements.

Depuis plus de huit jours que Camille est ici, je n'ai pu le voir que quelques instants, une seule fois ; j'y ai été une autre fois inutilement. Il m'avait promis de m'écrire quand il pourrait disposer de son temps en ma faveur, ou, ce qui valait encore mieux, dîner avec moi. J'ai beau lui rappeler sa promesse, point de réponse. Quel droit aurai-je à être aimé ? Aussi je ne le suis, ne le serai de personne. Du moins toi, Bredin, tu feras exception, n'est-ce pas ?

Ces mathématiques m'accablent, j'y travaille forcément. Je désire tant de t'aller voir. Je suis à présent si insupportable à moi-même que je ne roule dans mon esprit qu'un voyage à Lyon. A présent, ce serait absolument renoncer à l'Institut ; je sais que je n'y parviendrai pas, mais je voudrais que ce ne fût pas par ma faute. Tout pourrait se concilier si j'avais lu deux mémoires[197] avant la récapitulation du cours de l'école Polytechnique qui doit avoir lieu au commencement de juillet, et que je partisse tout de suite après pour Lyon. Mais y trouverai-je du soulagement ? Y trouverai-je des cœurs tout à moi ? Toi, en jouirais-tu autant que moi ? Ah, oui, je le sais bien ! Mais Ballanche, Bonjour, Roux, d'Ambérieux, que ça leur ferait-il ? (2) écris-le moi bien vite comme tu le penses ! Barret, pourquoi ne l'ai-je pas nommé ? Où est-il, que fait-il ? Il a choisi la meilleure part et elle ne lui sera point ôtée.

Je ne peux ni continuer de t'écrire, ni me remettre au travail ; je vais voir Beuchot dans l'espérance que de causer avec lui fera une distraction aux pensées qui se replient sans cesse sur moi-même. Il me parlera du moins de choses qui me sont étrangères.

Adieu, bon ami, adieu Bredin, si tu as jamais eu de l'amitié pour moi, écris-moi plus souvent ! Tes lettres seules me rendront à la vie. Je t'aime, je t'embrasse de toute l'étendue de mon âme. A. Ampère

A monsieur Bredin Directeur de l'École vétérinaire, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L478,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L478