To Claude-Julien Bredin   8 mai 1814

[153] Dimanche, 8 mai 1814

Je viens enfin de recevoir une lettre de toi, cher ami. Si tu savais avec quelle impatience elle était attendue ! Pendant que tu te plaignais de mon silence, je m'affligeais du tien. Je ne comprends rien à ce que mes lettres ne t'arrivent pas ! Je t'en ai écrit une il y a dix ou douze jours que tu parais n'avoir pas reçue ; quant aux deux du mois de mars que je désire tant qu'elles te parviennent, on m'a assuré à la poste, où je m'en suis informé, qu'elles t'arriveront nécessairement.

Écris-moi, je t'en prie, si elles te sont parvenues en date du 14 et du 16 mars dernier ; sans quoi je retournerais les réclamer. Comment peux-tu penser que tes lettres m'ennuient, lorsqu'il ne saurait y avoir à présent dans le monde aucune autre consolation possible pour ton ami ? Tu n'as qu'une idée bien imparfaite de tout ce que j'ai souffert au mois de mars dernier ; mais je ne puis t'expliquer cela. C'est une assez bonne preuve de la peine que j'ai éprouvée et qui, à la perte près que je fis à Lyon peu avant de te connaître, l'emporte sur les plus douloureux chagrins de ma vie, que l'apathie avec laquelle j'ai assisté[154] au grand spectacle qui s'est déroulé sous mes yeux ! La douleur personnelle me rendait comme insensible à tout ce qui se passait autour de moi, et immobile au milieu du mouvement général ; il m'intéresse vivement aujourd'hui comme par réflexion.

Comment ne m'as-tu pas envoyé, dans ta lettre, celle que Roux m'a écrite ? Je te prie en grâce, pour faire diversion à ma situation, envoie-la moi dans ta première lettre pour que je puisse la lire ! Je te la renverrai ensuite, sur-le-champ, si tu es pressé de l'avoir, sinon par la première occasion.

Du lundi 9 - Tu ne sais pas pourquoi je te fais plutôt une seule lettre moins courte, que deux qui le soient trop ? C'est que, par cela seul que je mets la main à la plume, toutes les idées des chagrins que j'ai éprouvés depuis que je suis ici, et de tous ceux qui les avaient précédés, reviennent m'accabler, et que j'en suis pour deux jours hors d'état de rien écrire, de rien penser sur les mathématiques. Cependant, de la promptitude de la lecture de mon mémoire dépend à présent tout mon sort. Quitter Paris avant la nomination, c'est y perdre tous mes[155] droits à jamais.

Camille est venu aujourd'hui dîner avec moi. Nous avons beaucoup parlé de toi et de Ballanche. J'ai une vraie reconnaissance de ce qu'il a fait là pour moi. Sa femme est arrivée hier, le voyage très heureux. Il voulait l'amener, elle n'a pas voulu et il n'a pas laissé de venir, excellent ami ! Mais toi, Bredin, quand te verrai-je ? Je le désire mille fois plus que tu ne peux le souhaiter. Il faudrait que tu puisses lire jusqu'au fond de mon cœur pour comprendre à quel point ton ami a besoin de te voir. Il y a trente-quatre ans que tu es arrivé à Lyon ! (2) Il y en [a] dix que je suis arrivé ici. Tu y étais né et moi à Lyon ! Quel sort a ainsi [voulu] nous séparer ! Comme toute la pensée humaine se confond en pensant aux vues de l'intelligence qui enchaîne singulièrement les événements ! Camille m'a fait un bien extrême.

Je n'ai pas respiré si librement depuis bien longtemps. Degérando a refusé de dîner avec nous à cause de l'état de sa santé qui est toujours fâcheux, quoique bien meilleur. Le moindre exercice ramène cette rétention qui l'a tant fait souffrir. Je l'irai voir dès[156] que je pourrai ; nous parlerons de toi ; tu sais comme il t'aime. Vois donc Ballanche, dis-lui tant de choses pour moi, et à d'Ambérieux, et à Dupré ! Ah, mon ami, que je voudrais revoir avec tous l'île Barbe et Poleymieux ! Reviendra-t-il jamais d'heureux jours dans ma vie ? Que te dirais-je de mes chagrins, il m'est impossible de t'en parler aujourd'hui ? Pourquoi a-t-il existé quelques instants ? [le bonheur] Pourquoi est-il mort ? Ce sont deux malheurs de ma vie dont rien n'effacera jamais la douleur. Ah, Bredin, Bredin, pourquoi ne t'ai-je pas eu toujours près de moi ! Pourquoi t'ai-je quitté ?

Si je continuais de t'écrire, je perdrais pour longtemps toutes possibilités de travailler ; mon cœur est déjà trop serré. Adieu, adieu, ton ami t'embrasse aussi tendrement qu'il t'aimera toujours.

A monsieur Bredin Directeur de l'École vétérinaire, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L479,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L479