To Claude-Julien Bredin   juin 1814

[Fin juin 1814]

[43]Combien ta lettre du 26 juin que je viens de recevoir, m'a douloureusement affecté ! Mon pauvre ami, cette affreuse disposition de l'âme à souffrir de tout ce qui m'a tant tourmenté s'est emparée de ton âme ! Moi, du moins, j'avais à me reprocher de m'être attiré mes peines ; mais toi, qu'as-tu fait pour souffrir aussi ?

Dans mes dernières douleurs, je maudissais mon sort ; mais je ne pouvais m'indigner qu'il m'eût enlevé, pour le reste de ma vie, le bonheur de me consacrer à une existence à laquelle je n'avais aucun droit. La punition était affreuse sans être injuste ; mais toi ! Non, mon ami, il est affreux que les égoïstes et les êtres avilis soient seuls heureux sur la terre. Je t'ai parlé d'Augustin Périer... et toi aussi, Bredin ! Voilà ce qui m'indigne et me révolte. C'est un tourment inexprimable pour moi d'y penser seulement !

Je me sens des élans vers une autre existence qui sont mêlés de tant de sentiments opposés que je ne[44] saurais dire si c'est un bien ou une peine de les éprouver ; mais ils flétrissent tout ce qui adoucirait celle-ci. Comment peut-elle être si longue en s'écoulant avec cette inconcevable rapidité ? Déjà plus de trois mois depuis le 14 mars, et le souvenir en est toujours là ! Rien ne peut écarter ce fantôme de ma pensée ; il n'a fait que traverser l'existence, et la mienne durera encore longtemps.

Je voudrais savoir ce que l'homme éprouve à l'entrée de la vie. Sont-ce des tourments indicibles ou des jouissances dont nous ne pouvons nous faire une idée ? Une rage de dents qui me déchire depuis trois jours m'ôte l'usage de la réflexion. Je m'efforce en vain de travailler. L'Allemagne * m'a soulagé, je n'en ai lu de suite que le troisième volume. Je t'en prie, lis-le tout et parle-m'en si tu[45] peux m'écrire un peu en détail : de celui-là seulement.

Camille a les deux ouvrages de B. [Benjamin] Constant * * ; demande-les lui à emprunter, je t'en prie en grâce. Périsse te remettra deux petits volumes que je me suis procurés pour que quelqu'un pût les sentir et les admirer. La première personne à qui je les ai prêtés les a trouvés ennuyeux et insensés. Cela m'a fait un mal inexprimable. Ils sont à toi à condition que tu les lises et que tu m'en parles. Si tu peux, lis-les avec d'autres et que je sache sur qui ils font une impression semblable à celle que j'ai ressentie, sur qui ils en font une toute opposée.

Pense, cher ami, pense qu'il serait peut-être possible que je passasse cet automne quelque temps avec toi ! Cette idée est comme un baume pour les blessures de mon cœur. Que je serais heureux[46] si elle pouvait mêler quelques charmes à tes peines ! Ah, cela est encore plus qu'incertain. D'ailleurs, te l'avouerai-je, je ne me déterminerai à passer quelques mois loin de Paris que si je peux faire cadrer cela avec les travaux qui me restent pour seul but de mon existence.

Il faut que j'aie la certitude de pouvoir y parler de psychologie, et cela n'est pas facile à Lyon. Ce n'est plus sur le tableau, etc. Il reste à présent comme il est, je ne m'en occupe plus. C'est sur ma théorie des relations, de l'existence, des connaissances subjectives et objectives, et de la moralité absolue que j'ai besoin de discuter comme toi, de voyager ; j'irais chercher au bout du monde quelqu'un qui voulût en parler avec moi. Ainsi, si tu veux me voir cet automne, il faut d'abord[47] t'assurer d'un auditeur bénévole. C'est la condition sine qua non.

Il faut que j'aie une certitude complète d'en pouvoir parler au moins quatre après-dîners par semaine et en écrire le reste du temps, avec la certitude d'être lu à mesure pour me donner le courage d'écrire. J'écrirais moi-même ce que j'aurais expliqué la veille ; mais il faudrait que je fusse sûr qu'après m'avoir bien compris, on pût prononcer si ce qui est écrit est suffisamment clair pour être imprimé ; sans cela, je ne ferai jamais rien, et cette pensée me désespère au point de désirer dans certains moments la fin de mon existence pour ne plus sentir cette douleur de l'avoir sans en retirer aucun avantage pour moi, ni pour les autres.

Voilà, j'ai peur, la plus folle de toutes mes idées d'exécution saisies avec tant d'ardeur et qui ont[48] toujours échoué ! Mais, si tu la juges telle, je m'y attache si fort, qu'il faut vite que tu m'écrives pour m'en dissuader. Mes pauvres mathématiques en souffriraient peut-être sans cela autant qu'elles me font souffrir. Je voudrais que le ridicule t'en frappât tellement que tu en pusses bien rire pour t'égayer ; mais j'aimerais mieux que tu prisses une sorte d'enthousiasme pour un projet qui me rendrait la vie, et laisserait un ouvrage peut-être important sur la terre.

Voilà qu'on a besoin de moi ; il faut te quitter ! Adieu, adieu, Bredin, ton ami t'embrasse. écris-moi et tâche de rouvrir ton âme aux impressions qui en ont fait le charme tant de fois ! Peut-être auprès l'un de l'autre retrouverions-nous quelques sentiments divins comme ceux d'autrefois. Ah, mon ami ! quel sort impitoyable nous a ainsi séparés pour nous accabler de douleurs que l'autre ne pût pas soulager en les partageant !

Adieu, aime-moi comme je t'aime ! Pense à moi comme je pense sans cesse à toi, et surtout écris-moi ! Je t'embrasse mille fois de toute mon âme.

Please cite as “L482,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L482