To Claude-Julien Bredin   18 juin 1814

[123] Samedi, 18 juin [1814]

Cher ami, j'ai reçu hier ta dernière lettre. Pour te faire une idée du besoin que j'en avais, il faudrait que tu pusses connaître toutes les pensées qui remplissent mon âme. Mais comment le peux-tu lorsque 100 lieues nous séparent ? Non, il faudrait nous voir et je suis cloué ici ! Je ne peux quitter que je ne sache ce qui sera décidé au mois d'août au sujet du remplacement de Bossut. Je vais, d'ailleurs, avoir une récapitulation à faire : mon cours de l'hiver dernier pendant les quinze premiers jours de juillet. Je vois par ta lettre combien l'harmonie qui règne entre nos cœurs, règne aussi entre nos idées. Mon ami, je ne désire plus qu'une chose, c'est d'être auprès de toi ; mais c'est en vain que je le désire. Cette pensée me courrouce, et contre moi-même, et contre les motifs qui me retiennent ici ; mais je n'aurai jamais le courage[124] d'en secouer le joug.

Ce que tu me dis de l'ouvrage dont tu n'as lu que le premier volume me fait sentir que je pourrais retrouver quelque bonheur près de toi. Je vois ces fenêtres de l'école vétérinaire, d'où la vue s'étend sur la Saône, même celle qui donne sur la cour. Je ne sais quel sentiment de douceur et de regrets déchirants est attaché pour moi à cette image.

Lis en grâce les deux autres volumes ; parle-m'en dans ta première lettre ! Je m'attache toujours davantage à cette idée, que tu as si longtemps combattue, et à laquelle tu es revenu heureusement pour moi ; car c'est la seule idée douce pour ton ami que toi du moins tu penses ainsi, quand ils ne voient tous que le profit de ce que seuls nous savons aimer. Mon ami, toutes nos idées sont d'accord, nos cœurs ne sont heureux que l'un par l'autre, le mien du moins.[125] Pourquoi sommes-nous séparés ?

écris-moi bien au long, je t'en prie, sur cet ouvrage, sur tous nos amis ; je n'avais aucune idée de l'accident qui leur est arrivé. Je ne savais pas même celui de Franchet. Pars de cette idée que je ne sais rien de ce qui se passe ni ici ni à Lyon. écris-moi du moins ce qui arrive à tous ceux que j'aime, dans la ville que je n'aurais jamais dû quitter. Je vais écrire à Ballanche qui ne me répond plus. Je voudrais aussi écrire à d'Ambérieux ; je le ferai dès qu'un moment de liberté naîtra pour moi. Je ne sais pas où je prendrai le temps d'écrire à mon excellent ami qui est aussi bon que son Antigone est pleine de charmes. Parle-leur à tous deux du pauvre exilé, parles-en aussi à Bonjour qui ne m'aime plus du tout, bien par ma faute : je m'en hais ! Et Camille, il est parti sans me voir, sans m'avertir de son départ ; un mot d'avis, j'aurais été l'embrasser avant qu'il quittât Paris ! Se repent-il un peu de ne me l'avoir[126] pas écrit ?

Mon ami, comprends tout ce qui m'agite ; écris-moi souvent si tu veux revoir ton ami avant le rendez-vous si proche et si éloigné dont tu parlais dans ta lettre. Donne-moi des nouvelles de toute ta famille ; embrasse pour moi tes charmants enfants, rappelle-moi au bon souvenir de leur si bonne mère ! Mon ami, sens du moins la part de félicité que le ciel t'a accordée ? Que n'es-tu aussi heureux que tu devrais l'être ! Cette idée me consolerait de tous nies chagrins ! Tu sais si je t'aime, si je pense sans cesse à toi. De quelle étreinte je t'embrasse ! écris le jour où tu recevras cette lettre ! A. Ampère

A monsieur Bredin Directeur de l'École vétérinaire, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L484,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L484