To Claude-Julien Bredin   26 juin 1814

[61] Paris le 26 juin [1814]

Mon ami, j'ai reçu, il y a quelques jours ta lettre du 10. Je vois que ma lettre du 16 mai, la dernière qui te fût parvenue quand tu m'as écrit, t'a été remise bien tard. Je crois bien qu'elle n'a pas été envoyée en effet le 16 mai. Je suis ordinairement plusieurs jours à en faire une ; en tout je ne sais ce que je fais. Mais un si long retard vient nécessairement de la poste, je n'y comprends rien. A l'avenir, je mettrai en finissant la date du jour où je la mettrai à la poste, excepté quand, comme aujourd'hui, je l'y mettrai tout de suite. Je t'irai peut-être voir au mois d'août ; mais cela dépend de cent mille circonstances  ; des déterminations, entre autres des membres de l'Institut, suivant qu'on renverra encore la nomination, qu'on nommera, et qui ? Il y a bien d'autres choses, dont tout ce que je pourrais projeter est absolument dépendant. Je souffre dans toutes mes affections au delà de toute expression ; la situation moyenne me tue. Je voudrais en sortir en mal ou en bien et je ne puis. Je ne pourrai jamais.

J'ai demandé ton livre à Schoell, il ne l'a pas ; je le demanderai à d'autres libraires. Que deviendrai-je ? Mon ami, on imprime[62] quelque chose de moi dans les Annales de Chimie, tu le verras bientôt, c'est peut-être une chose comme je ne referai jamais ; mais c'est un extrait d'un travail qui exigerait toute la vie d'un homme, et il faut m'occuper d'autre chose ! D'ailleurs tout mon être est absorbé par des idées si tristes ! Je fais de vains efforts pour fixer mes pensées, je n'y vois rien : je reste des journées entières à penser à vide et, le soir, il ne me reste que le mal de tête que je me suis donné.

Tu me dis que tes sottises et les fautes des autres ont tout perdu pour toi. Pour moi, je n'ai presque à accuser que les miennes ; mais combien je me suis plus abîmé que tu ne peux jamais l'être ! Tu dis : le mal est presque irréparable ; celui que je me suis fait est absolument sans ressource. Tu as encore des jouissances, il ne peut plus en exister pour moi.

Il m'est impossible aussi de ne pas penser ce que je pense, de ne pas me désespérer de ce qui me désespère, de ressusciter les êtres que le sort qui me poursuit toujours,[63] m'a arrachés. Je me suis fait aussi ce besoin que tu appelles factice de vivre dans autrui, et il est impossible à présent, tant que je serai à Paris, qu'une autre âme réponde à la mienne. Je ne puis vivre près de toi, voilà ce qui m'oppresse ! Pourquoi me suis-je fait une nécessité de vivre et de mourir ici, où personne ne peut me rendre affection pour affection ? Ah, personne, jamais ! J'en ai une si entière conviction ; et cependant il faudrait devenir si odieux à moi-même pour penser à quitter Paris pour toujours.

L'envie de voyager est la seule différence qui se trouve entre nous relativement à ces penchants déchirants. Voilà le seul tourment qui me manque ! Je voudrais me voir sortir d'une petite enceinte[pour] rompre avec tous les autres, mais y voir toi et mes enfants. La soif qui me dévore est celle d'un autre être qui sente comme moi. Mais c'est bien à cet égard que je suis au milieu des déserts de la brûlante Arabie.

As-tu achevé Mme de Staël *? Parle-m'en et de tes autres lectures ! Enfin les lettres de Jacopo Ortis ont paru il y a deux jours sous ce titre : Le Proscrit *. Je t'en prie de les[64] lire et de m'en parler dans ta première lettre. Ne pas m'écrire, c'est me tuer.

Je ne savais rien de l'accident de Franchet, Dugas et Ballanche. Beuchot m'a rassuré par les nouvelles qu'il m'a données des deux derniers. Si tu ne m'écris rien, comment puis-je savoir ? Ballanche ne m'a pas répondu. Son silence m'afflige bien.

Je lui récrirai un de ces jours, parle-moi de Camille. Adieu, adieu, mon ami, mon seul ami, reste-moi du moins toujours ! Je t'embrasse de toute mon âme. A. Ampère

A monsieur Bredin Directeur de l'École vétérinaire, à Lyon (Rhône)

Please cite as “L487,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 1 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L487