To Claude-Julien Bredin   13 octobre 1814

Cher ami, je suis un misérable de ne pas t'avoir écrit depuis si longtemps. Mais je n'ai pas mis un instant de tout le temps dont je pourrais disposer qu'à écrire, écrire ou faire des calculs jour et nuit afin de lire avant la nomination le mémoire que j'ai lu lundi dernier à l'Institut ¹. C'est le quatrième de cette année. Je craignais qu'elle ne se fît avant qu'on eût pu l'examiner et en faire le rapport. Car le dernier délai devait finir dans dix jours, mais il paraît qu'on différera encore, et alors je ferai encore un autre mémoire. J'ai de la matière pour deux ou trois. J'ai un concurrent très appuyé dans un de mes élèves de l'école Polytechnique, aujourd'hui ingénieur des Ponts et Chaussées ; il est fils du secrétaire de la Chambre des pairs, etc. ² Si je cessais de fournir des mémoires de mois en mois jusqu'à la nomination, je serais facilement culbuté.

Je ne travaille plus guère qu'aux[92] mathématiques ; mais, heureusement, après tous les malheurs qui me sont arrivés, que plusieurs objets scientifiques se partagent mon esprit de manière à laisser peu de temps à des souvenirs déchirants qui, sans cela, ne me laisseraient pas un instant de repos. Toutes mes idées sur la chimie ont, comme tu sais, triomphé de toutes les objections. Je t'en prie, bon ami, prends à Lyon, dans un cabinet littéraire, le dernier cahier des Annales de Chimie ! Je crois que c'est le dernier ; peut-être l'avant-dernier à présent. Cherches-y le mémoire sur l'iode, où la théorie du chlore est aussi exposée, avec les notes et additions ; lis le tout, je t'en prie, avec attention ! A cette condition, je t'envoie de l'iode dans un petit flacon.

Tu le ménageras pour d'autres expériences ; mais tu feras d'abord celle-ci avec quelques-uns de nos amis. On met quelques grains d'iode, gros comme un pois par exemple, dans une cornue de verre blanc ; on la bouche avec un bouchon percé d'un trou d'épingle un peu grosse pour que l'air dilaté[93] puisse sortir  ; on met la cornue au-dessus de la flamme d'une chandelle ; on la descend peu à peu jusque sur la flamme ; mais on cesse de l'en approcher quand tout l'intérieur du vase est plein de la plus belle vapeur violette. ou , violet. Si l'on ne la laisse pas perdre par le petit trou pour chauffer trop fort et trop longtemps, la cornue refroidie est toute couverte intérieurement de jolis cristaux d'iode brillants comme des diamants. Camille te donnera tous les détails de laSociété pour l'avancement des sciences morales et philosophiques. C'est là un de mes grands bonheurs. Parles-en avec lui, je t'en prie. Je t'ai proposé pour correspondant. écris-moi, je t'en prie, et sur cela et sur l'iode, si tu m'aimes. Je ne rêve qu'à la soif inexprimable que j'ai de te voir ! Du moins écris-moi, mon bon ami ! Quand te verrai-je ?

[94]Tu me feras un grand plaisir de prêter à M. Clerc, qui te remettra cette lettre et le flacon, l'Abrégé de philosophie de Kant par Kinker ³.

Donne-moi des nouvelles de ta famille ! Mes enfants se portent très bien. Ma pauvre sœur a bien souffert d'un érysipèle. Elle est guérie à présent. Parle de moi à tous nos amis ! Rappelle à Lenoir qu'il a donné sa parole d'apporter à ma sœur l'argent de la ferme de Poleymieux pour m'acquitter de ce qu'elle m'a prêté ce printemps ⁴. Je serais au désespoir qu'il ne l'apportât pas. Embrasse-le pour moi !

Adieu, cher ami, adieu Bredin, je t'aime et t'embrasse de toute mon âme. A. Ampère