To Pierre Maine de Biran   1813

[début 1813 ?]

[484]La permanence attribuée à quelque chose que ce soit avant les circonstances qui nous en ont fait reconnaître l'existence, et après que ces circonstances ont cessé, vient et ne peut venir que de ce que le sentiment de l'effort est permanent tant que dure la veille, qu'on ne peut en observer ni la fin ni le commencement puisque sans lui il n'y a pas d'observation possible. Il s'ensuit nécessairement que cette permanence ne peut être conçue que dans les causes que l'attribution primitive nous fait reconnaître hors de nous, qu'il est aussi impossible de croire que des intuitions subsistent quand on ne les perçoit plus, que des sensations quand on ne les sent plus.

Le système primitif se compose : De sensations soit isolées, soit associées par simultanéité, comme elles le sont par les animaux. La condition nécessaire et suffisante pour qu'elles ne se confondent pas en une sensation unique, différente de ces deux composantes, est que les causes extérieures qui les excitent agissent sur des points différents de l'organe nerveux, \[illisible] et qu'ensuite, elles n'ébranlent pas trop [illisible] le système nerveux ;/ [485] De l'émesthèse, des jugements primitifs qu'elle produit par son union avec d'autres phénomènes quelconques, et de la succession, qui n'est qu'une chaîne de jugements primitifs ; De l'attribution primitive qui nous donne des noumènes, ou du moins un noumène ; car rien ne peut encore porter à croire qu'il y en ait un ou plusieurs. \Ce noumène a, par là même, l'existence permanente préexistante ; sans quoi il faudrait une autre cause permanente pour produire celle là, car on ne peut concevoir ex nihilo nihil/ De l'induction primitive qui nous fait attendre un 2d phénomène quand il a [illisible] suivi habituellement le phénomène actuel, cela seulement quand ils ont été, à cause de cette succession observée habituelle, attribuée à une même cause permanente, enfin l'on doit encore comprendre dans le système primitif, l'image anthropomorphique que notre imagination se fait de ces causes.

On doit distinguer cinq choses dans nos connaissances, \savoir la /connaissance des phénomènes ; des rapports et des relations existant entre les phénomènes ; des noumènes ; des relations entre les phénomènes, qui sont toujours des relations de causalité, soit[486] causalité vraiment active, soit de cette causalité en quelque sorte passive [illisible] qu'on pourrait appeler d'inhérence, mais qui suppose toujours néanmoins que les corps agissent sur nos organes ; des relations des noumènes entre eux, indépendamment de nous.

De ces cinq choses, quatre se trouvent dans le système primitif et appartiennent en entier à M. de Biran, qui a connu, le premier, tout ce qu'il y a de vraiment important dans ce système, relativement aux connaissances, savoir : Le phénomène de l'émesthèse, sans lequel il n'y aurait que de simples associations fortuites possibles, sans causalité et sans durée ou succession ; La relation de causalité entre les le phénomène de l'émesthèse et ceux qu'elle produit ; ces deux choses sont données dans le jugement primitif ; L'existence des noumènes permanents  ; La relation de causalité entre ces noumènes et les phénomènes qui leur sont attribués ; ces deux choses sont données dans l'association primitive.

[487] La 5me chose, savoir des relations entre les noumènes, préexistantes à la connaissance que nous en avons, est donnée pour la première fois dans le jugement objectif, impossible dans les intuitions et le déplacement observé dans un cadre fixe formé de telles intuitions. Le jugement objectif consiste à unir par juxtaposition continue des [illisible] causes d'impénétrabilité, en y transportant cette sorte de relation qui constitue l'étendue, et qu'on ne peut concevoir qu'autant qu'elle a été préalablement entre des [illisible] intuitions juxtaposées et continues.

La théorie de la connaissance de ces relations entre les noumènes m'appartient, à ce qu'il me semble, entièrement ; car M. de Biran n'avait pas même cru qu'une pareille connaissance fût possible ; et, [illisible] parmi les philosophes qui l'ont admise sous le nom de\connaissancedes/qualités premières des corps, les uns, comme Locke, l'ont admise sans dire pourquoi ; les autres, comme Reid, l'ont attribuée à la supposition ridicule d'une perception immédiate.

[488]De plus, il fallait pour rendre raison de la possibilité de transporter les relations de formes, de nombre, etc., des phénomènes aux noumènes, découvrir l'origine de ces relations en montrant qu'elles sont établies entre les choses entre lesquelles elles existent : non point du tout par la nature de ces choses, comme le sont les rapports, mais par les divers modes d'union qui lient ces choses. Il fallait [illisible] expliquer comment il en résulte que des relations peuvent être absolument indépendantes de la nature des choses entre lesquelles elles existent ; reconnaître le jugement apodictique, par lequel nous voyons cette indépendance, justement fondé sur ce qu'observant d'abord ces relations entre des phénomènes dont nous avons conscience, et qui ne sont rien de plus que ce dont nous avons conscience, ces relations nous sont connues d'une manière adéquate. Il fallait montrer dans quelle circonstance et comment la juxtaposition continue était transportée des intuitions, aux causes permanentes d'impénétrabilité ; et, enfin, dire l'origine de la juxtaposition continue des intuitions, [illisible] en la tirant de celle des points affectés dans l'organe. Il me semble[489] que tout l'ensemble de cette théorie m'appartient entièrement, ainsi que la conclusion finale que ce n'est que parce que les relations préexistaient dans les causes nouménales des phénomènes, qu'elles ont pu, d'après les lois de notre organisation, se manifester entre les phénomènes eux-mêmes.

Il me [illisible] paraît donc que, pour me rendre pleine justice dans le livre qu'il va publier, il suffirait que M. de Biran, après avoir exposé complètement le système primitif, ajoutât quelque chose d' équivalent à ce qui suit : C'est ainsi que je me suis rendu compte de la manière dont nous [illisible] nous distinguons de nos sensations, dont nous les lions avec le sentiment de notre propre existence, par la relation de causalité quand nous [illisible] les produisons, et de simple attention quand elles viennent sans notre participation ; de la manière dont nous reconnaissons [illisible] \la durée de notre moi, la succession de nos sensations, l'existence/ permanente des causes étrangères, et comment nous leur attribuons cette même causalité qui n'appartient d'abord, pour nous, qu'à nous-mêmes.

[490] Il restait à savoir si nous pouvions, après avoir lié ainsi les noumènes aux phénomènes, [illisible] \reconnaître/ entre les noumènes eux-mêmes des relations de nombres, d'étendue, de formes, etc., qui y existassent avant que nous l'eussions reconnu, et indépendamment de la connaissance que nous en avons. Plusieurs psychologistes ont admis l'existence de ces relations qu'ils ont nommées qualités premières des corps ; mais les uns, comme Locke, l'ont admise sans dire même comment une pareille connaissance était possible ; les autres, comme Reid et et les autres toute l'école d'Édimbourg, ont supposé que nous connaissions [illisible] par une perception immédiate, et l'existence même des noumènes, et les relations qui existent entre eux ; ce qui supposerait que nous avons en quelque sorte conscience des noumènes comme des phénomènes ; ils ne seraient alors que de vrais phénomènes, et leurs relations, de simples formes de notre perceptibilité ou de notre entendement. Restait donc cette dernière question : [illisible] Que pouvons nous affirmer des noumènes ?[491] Sous le point de vue de leurs relations mutuelles, pouvons-nous connaître ces relations ? Et dans ce cas, comment pouvons-nous les connaître ? Et quel est le degré de certitude de cette connaissance ? Mon ami, M. Ampère, qui s'occupait depuis plusieurs années de cette question sans avoir pu se satisfaire complètement, après avoir adopté ma théorie sur les questions que j'ai traitées jusqu'ici et partant des principes dont elle se compose, a trouvé une solution de ce dernier problème que je regarde comme ce qu'on peut faire de mieux dans l'état actuel de la science, sur une question si difficile, c'est ce qui m'engage à insérer ici le mémoire qu'il m'a communiqué et où il a développé [illisible] ses idées sur ce sujet, dont il me paraît que personne avant lui n'avait donné une théorie [illisible] satisfaisante 1 .

(1) Le livre de Maine de Biran n'a paru qu'en 1841, longtemps après sa mort, par les soins de Victor Cousin et ne contient aucune mention relative à Ampère.

Please cite as “L505,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L505