To ?   Fin février 1815 ?

[Fin février 1815 ?]

Mon cher ami, Je n'aurai pas le plaisir de vous voir aujourd'hui. Puissé-je l'avoir demain ! J'ai vu ce matin M. Rendu 1 qui regrettait beaucoup de n'avoir pu vous voir ce matin. Il en avait été empêché par les affaires les plus pressantes. Il m'a dit qu'il se proposait de vous voir demain samedi à 9 heures du matin. Peut-être aurai-je quelque inquiétude de moins quand vous aurez examiné ensemble ce qui convient dans ma position. N'en parlons pas ici ! M. Vincent m'a communiqué les notes que vous avez fait sur le préambule. J'ai vu qu'il n'y en avait point sur l'exposition même de l'ordre dans lequel se succèdent les premiers pas de l'intelligence. Ce sont celles-là surtout que j'attends avec une grande impatience.

Mais il faut d'abord que je vous dise ce que j'appelle le moi ; car, sans cela, nous ne nous entendrons jamais. Le moi dont j'ai parlé est toujours le moi que j'appelle phénoménal, c'est-à-dire une certaine perception intérieure que l'âme a de son existence distinctement de toutes ses modifications. Il est tout autre chose que l'âme elle-même, le moi nouménal, la substance pensante, autant que la sensation de rouge par exemple l'est du corps qui l'excite. Le moi comme je l'entends n'est pas l'âme, mais une de ses pensées ou plutôt une de ses perceptions distincte de toutes les autres.

Une sensation est l'âme modifiée. Ce sera, si vous voulez, le moi nouménal modifié, mais non pas le moi dont je parle qui est une autre modification de la même âme. Le mot de moi dont se sert Maine de Biran peut être tout à fait mal choisi ; mais je changerai le mot pourvu que vous reconnaissiez le fait de cette perception intérieure comme une des modifications de l'âme par laquelle elle se manifeste, comme les corps par les sensations qu'ils excitent.

En changeant ce mot, vous ne trouverez plus étrange que j'admette que l'âme peut éprouver d'autres modifications avant celle-là ; que je dise : L'âme, sans se sentir encore elle-même, comme elle ne voit pas l’œil par lequel elle voit tout, est modifiée en diverses sensations mêmes complexes et dont elle distingue mécaniquement les divers éléments dans ce dernier cas, avant de créer en elle cette nouvelle modification que je nomme moi par son action.

Je n'emploie aussi l'épithète d'existence que quand la sensation est jugée nous venir d'une chose existante par elle-même et tout à fait différente de cette sensation. Aussi trouverez-vous, dans l'explication qui suit, qu'à l'instant où le moi naît (j'ai voulu dire à l'instant où l'âme reçoit pour la première fois cette modification que je nomme ainsi parce que c'est par elle qu'elle sent sa puissance et se distingue de ses sensations, images, etc.), qu'à cet instant, dis-je, les sensations, images, etc. préexistantes devenaient alors un non moi, mais non pas existant indépendamment, non pas étant attribuées à des existences permanentes extérieures, autrement dit des substances.

En changeant à votre gré ces deux mots de moi et d'existence, la suite de mes idées vous paraîtra peut-être moins paradoxale. Mais c'est assez de verbiage et j'aurais bien mieux fait de remplir ces pages des sentiments de mon cœur que des systèmes de mon esprit. Mais vous les sentez sans que je les exprime, n'est-ce pas, mon ami ?

(2) M. Rendu, inspecteur général, compagnon d'Ampère dans ses inspections, notamment en 1816, où Ampère l'attendit à Bordeaux en travaillant à sa psychologie, en 1817 et en 1818.

Please cite as “L506,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 29 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L506