To Claude-Julien Bredin   16 avril 1815

16 avril 1815

Cher ami, tu jugeras par la lettre que je t'écrivis il y a peu de jours et qui s'est croisée avec la tienne, combien il était nécessaire, je dirai presque à mon existence, que tu écrivisses au pauvre Ampère. Ah ! oui, cette lettre a été pour moi un soulagement dont mon cœur avait le plus grand besoin ; toi du moins, tu m'aimeras toujours. Tu as compris que ce jour-là, où j'avais eu tant à souffrir d'ailleurs, on m'avait persuadé qu'il n'y avait pas de ressource à la destruction de mon pays, à celle de toute idée analogue aux miennes en Europe. J'avoue que ces assertions devaient m'être suspectes, vu les personnes qui me les disaient. Mais enfin, j'étais entraîné au point de voir sous mes yeux, et comme prochains, les événements qu'on me peignait. Depuis lors, ma vie est aussi vide qu'agitée de mille mouvements divers, les uns me rassurent, les autres me rendent cet effroi plus terrible pour moi qu'un arrêt qui me condamnerait au dernier supplice. Toute ma vie a passé dans l'avenir, le présent n'est plus rien pour moi, d'ailleurs que m'y reste-t-il ? Que des regrets inutiles de ma vie passée et cette inconcevable ingratitude dont je t'ai parlé dans ma dernière lettre. Je vois par la tienne que tes pensées doivent au fond s'accorder avec les miennes. Mais cette violence avec laquelle tout mon être se porte à présent vers cette seule idée que si la guerre se déclare elle tourne comme celle dont tu as presque été témoin est une chose dont tu ne peux te faire une idée, et qu'ont produite surtout tous les discours que j'entends tenir depuis près d'un mois à ceux précisément qui désirent tout le contraire et se délectent dans la pensée de l'extermination de la France.

Je donnerais tout au monde pour être en ce moment près de toi. Quelle réunion d'excellents amis chez toi ! Que vous êtes tous bons de penser encore à moi, à moi qui ai en le malheur de vous quitter il y a maintenant dix ans, combien je m'en suis repenti, combien n'ai-je pas encore à m'en repentir ? Camille du moins conserve-t-il, comme il disait, le feu sacré ? Passe-t-il, pour le voir briller de plus d'éclat, sur les inconvénients personnels à lui ? Je pense en écrivant cela qu'il ne faut pas que tu fasses connaître ce que je peux t'écrire là-dessus à ceux de nos amis qui pourraient en être blessés. Même à aucun, parce que l'on interpréterait tout cela à rebours. Que je ne veux pour rien au monde que leur amitié se refroidisse pour une divergence d'opinion : ce qui m'est déjà arrivé ici m'a donné à cet égard une terrible leçon, ainsi toute réflexion faite, je t'en prie, cher ami, brûle cette lettre, et ne leur en parle point. Au reste, si Camille pense comme l'excellent ami qui n'a eu jusqu'à présent qu'une manière de voir avec lui, je n'aurais rien à craindre, car je suis d'accord presque en tout point avec ce dernier. Tu sais qu'une des choses qui me font différer avec tous les autres c'est que j'examine avec la même passion, ce qui résultera de ce qui se passe sous mes yeux, dans cent ans, comme dans quelques années.

Je te félicite, bien cher ami, de la naissance de ton plus jeune fils, quel est son nom ? Je t'en prie, embrasse-le pour moi, ainsi que ses frères et sœurs. Je te prie aussi de présenter mes respects à Mme Bredin, je juge par ta lettre que cette couche a été heureuse, puisque tu me dis qu'elle marche déjà dans les appartements. Pourquoi ne dates-tu pas tes lettres ; c'est bien fâcheux pour moi, je n'ai pu savoir au juste le jour de la naissance de ce fils à cause de l'oubli que tu avais fait de la date. Ma sœur et mes enfants, ainsi que notre excellent ami, M. Degérando, se portent à merveille. Barret était à Soissons, je l'y crois toujours, mais voilà bientôt deux mois que je n'ai eu aucune nouvelle de lui. Mille choses à Roux, à Camille, à MM. Touchon, d'Ambérieux, etc., etc. Je t'embrasse de toute mon âme et Chatelain.

A M. Bredin, directeur de l'École impériale vétérinaire, à Lyon, Rhône.

Please cite as “L511,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 9 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L511