To Pierre-Simon Ballanche   25 avril 1815

25 avril 1815
Paris, 25 avril 1815 1

Votre lettre, mon cher ami, m'a fait un plaisir que je ne peux vous peindre. Je roulais déjà depuis longtemps dans ma tête le projet d'aller à Lyon, l'espoir de vous y voir me déciderait si j'en étais absolument libre ; mais il m'est indispensable d'avoir pour cela une autorisation du nouveau Grand-Maître M. de Lacépède. Au reste, dans l'espoir de l'obtenir aisément, je me suis déjà muni d'un passeport, et je vais m'occuper dès demain de voir cet arbitre du sort des inspecteurs, et il est très possible que vous me voyiez arriver tout à coup, mais dans tous les cas je ne pourrais partir que les premiers jours de mai. Ainsi, pour passer à Lyon 15 jours avec vous, il faudrait que je fusse sûr que vous ne quitterez pas cette ville avant le 20 mai. Si j'y vais, au reste, ce sera pour y rester jusqu'à la fin de juin. J'ai malheureusement des leçons de révision à l'école Polytechnique les premiers jours de juillet, si quelque chose s'opposait à ce que je fusse de suite à Lyon, j'y irais après ces leçons, et alors j'y resterais trois mois. Le séjour de Paris est pour moi à présent un supplice insupportable, c'est une souffrance de chaque instant depuis surtout que la politique fait le sujet de toutes les conversations, et que les esprits offrent l'image de la tour de Babel. J'ai juste le temps de recevoir une lettre de vous, mon cher ami, avant mon départ projeté pour les premiers jours de mai.

28 avril Voilà trois jours, mon cher ami, que cette lettre est commencée. Je voulais, avant de la finir, avoir vu M. de Lacépède pour vous écrire si j'avais obtenu de lui l'autorisation d'aller passer quelque temps avec vous et Bredin. J'y ai été inutilement hier et avant-hier, c'est un homme introuvable. Je voulais lui écrire, mais on m'a dit de n'en rien faire dans ce moment où les choses les plus simples paraissent suspectes, Scripta manent, me disait-on. D'ailleurs, je ne suis point encore rétabli officiellement en fonctions, il fallait le lui demander en même temps pour pouvoir partir avec sûreté. On m'a fait espérer que je pourrais le voir lundi : voilà donc encore trois jours d'incertitude. Je me dépêche en attendant de finir cette lettre pour qu'elle parte aujourd'hui. Dès que je saurai mon sort, je me mettrai en route si je le puis. Voici comme vous saurez la décision dès que je la saurai moi-même.

Bredin m'a écrit une lettre qui a été un baume pour tout ce que je souffre. J'ai commencé aujourd'hui une réponse que je ne ferai partir que mardi pour lui annoncer en même temps mon voyage s'il peut avoir lieu. Il me dit que vous demeurez ensemble, ce qui m'a comblé de joie hier au soir en recevant votre lettre. Remerciez-en Bredin pour moi, dites-lui le bien qu'elle m'a fait, plaignez-moi tous deux et aimez-moi toujours. Jugez de ce que je souffris hier, j'avais été dîner à la campagne avec un républicain et un royaliste également exagérés. Français avant tout, j'étais comme le bled entre deux meules. Rien ne peut exprimer ces déchirements. Je ne puis plus supporter la vie ici. II faut que j'aille vous joindre à tout prix, je m'y déciderai je crois enfin. Mais comme il y en a encore pour quelque temps, écrivez-moi tous deux s'il est possible. Je partirais le lendemain du jour où j'aurais reçu ces deux lettres, et je les relirais en route pour occuper du moins mon âme de la douce pensée que quelqu'un s'intéresse encore à moi dans le monde. Je me ronge de la pensée de l'avenir, je cherche en vain à me faire quelque illusion un peu moins désolante que les réalités que j'entrevois.

Adieu, bien cher ami, je n'ai qu'un seul désir celui de me retrouver auprès de vous deux. Encore quelques instants heureux ou seulement moins tristes dans ma vie, voilà toute mon ambition. Je vous aime et vous embrasse de toute mon âme. 2

(1) Coll. A. Cornu. Quatre pages 17 x 21,4, sans adresse.
(2) Sans signature.

Please cite as “L512,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L512