To Claude-Julien Bredin   2 juin 1815

2 juin 1815

2 juin 1815 Mon ami, j'ai reçu ta lettre ce matin, j'ai été obligé de dîner dehors, je ne fais que rentrer, et il est déjà bien tard, je me dépêche de t'écrire. Je vois avec peine que tu n'es pas de notre avis à tous ici, M. et Mme Huzard, Ballanche. Cette réunion d'opinions me fait croire davantage que nous avions raison, car il y a des choses où l'autorité me fait plus d'impression que dans d'autres. C'en (est) une ici, et tu sais que ce n'est qu'à une semblable autorité que j'ai cédé quand j'ai mis mon petit en pension, j'avais contre cette résolution cette voix qui semble supérieure à la raison dont tu me parles, et cependant que je me suis applaudi depuis de l'avoir mis en pension. Quel mauvais caractère il aurait pris sans cela.

Mon ami, une autre raison m'empêche d'insister davantage, tu ne saurais comprendre que je suis devenu superstitieux. Depuis que j'ai vu fortifier Paris, ces anciennes prédictions sur une grande ville qui doit disparaître me reviennent sans cesse à l'esprit et j'irais lutter contre une sorte d'inspiration qui te dit d'en écarter ce qui t'est cher ! Voilà la seule raison qui m'empêche de combattre ce que tu me dis. Mon âme est oppressée, je ne saurais plus me conseiller moi-même, et je voudrais te conseiller. Mais non, mon ami, si je te suis cher et que tu puisses venir, viens du moins seul ! Sans une chute, tu serais en route, ou plutôt tu serais arrivé, tu serais là près de moi. Cette idée est un regret affreux, comme de la fureur contre cet événement imprévu. Cette chute m'a donc ôté de te revoir, car je ne puis à présent aller à Lyon qu'après mes leçons de récapitulation à l'école Polytechnique, et d'ici là ! les routes seront-elles libres alors. Et ma sœur, mes enfants. Qui sait quand nous nous reverrons si tu ne viens pas. Ah ! Bredin, tu as ton congé, le voyage te fera du bien, te distraira des peines qui flétrissent toute ta vie, et ton ami a besoin de toi, il ne peut plus se passer de te voir. Viens, viens, cher ami, c'est une soif de te voir qui me tourmente. Viens, mon ami. Je suis sûr que M. Huzard te verra avec plaisir, qu'il approuvera ton voyage. J'irai lui en parler demain.

3 juin, 6 h. du matin. Je fus coucher hier bien tard, j'avais mal à la tête et aux yeux, mais je n'en ai pas plus reposé pour cela ; cette terreur de la ruine de toute liberté, de toute civilisation en Europe et dans le reste du monde me tourmente comme un mal physique, me réveille en sursaut, la poitrine serrée à ne pouvoir respirer. Tous ceux à qui j'ose dire ce que je souffre me trouvent insensé, ils appellent cela une idée fixe, ou bien me disent qu'une place à Charenton conviendrait à de pareilles idées. Ce qui me désespère dans ces discours, c'est qu'on me dise : nous n'y pouvons rien, pourquoi s'en affliger. Y pouvons-nous quelque chose ? etc., comme s'il dépendait de soi de vouloir le contraire de ce qu'on veut, de ce qu'on veut d'après les plus beaux, les plus vrais motifs. C'est comme si l'on disait à quelqu'un : croyez telle chose pour être plus tranquille ; au reste, on me l'a bien dit aussi. Et ceux qui vous disent : si Dieu le veut. C'est bien la crainte la plus affreuse que Dieu le veuille, car alors quelle ressource peut-il rester ? Voilà une partie de ce qui me déchire continuellement, mais ce n'est pas tout, les souvenirs de toute ma vie qui viennent s'y joindre, les idées dont j'étais possédé lorsque je t'ai vu pour la première fois, qui ne me dominent plus assez pour me faire croire, mais bien assez pour me frapper de terreur. Si cependant c'était vrai ? Malheureux que je suis, si je les avais conservées, je ne me serais pas précipité dans ce gouffre où six ans de ma vie se sont abîmés, les six années les plus importantes de mon existence. A présent, je serais résigné sur les événements ! à présent, je serais sans terreur sur un avenir que couvrent pour moi d'impénétrables ténèbres. AMPÈRE

Please cite as “L514,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 9 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L514