To Claude-Julien Bredin   13 juillet 1815

13 juillet 1815

Cher ami, je viens de recevoir ta lettre du 10. Tu attendais une lettre de moi que tu n'as pas reçue. Puisque ç'aurait été un plaisir ou plutôt une distraction à des idées plus tristes, je ne me peux consoler de ce que je ne t'ai pas écrit de manière que tu en reçusses une ce jour-là. Je ne sais plus quels sont les jours où je t'ai écrit, je ne sais pas si toutes les lettres mises à la poste parviennent, car qui sait ce qui se passe sur la route. Tu me parles de préparatifs de défense à Lyon. Combien, cela est insensé ! Quel funeste résultat d'une pareille entreprise que la destruction des Français qui seraient un jour la défense de la France ? Comme on est tourmenté de voir et leurs chefs et ceux qui leur en veulent travailler comme de concert à les sacrifier ainsi sans remords ! Je vois comme toi, dans les extrêmes des deux partis des sentiments aussi insensés que cruels. Je souffre à cet égard des angoisses que je ne puis t'exprimer. J'entends ces raisonnements de part et d'autre aussi furieux, aussi absurdes, que ceux que tu me cites, aussi je ne peux plus être d'accord avec personne si ce n'est peut-être avec M. d. g. et quelquefois avec Ballanche. Les autres de quelque parti qu'ils soient me paraissent tellement exagérés qu'ils me font également souffrir. Il y a encore quelques indifférents à tout qui ne songent qu'à se sauver du naufrage de la France et s'occupent seulement s'ils conserveront les avantages dont ils jouissent. Ils ne sont pas moins pénibles à entendre parler, surtout quand ils cherchent à rassurer ceux qu'ils voient effrayés de l'avenir, en leur disant qu'ils n'en souffriront pas personnellement comme s'il était question de soi-même dans de semblables événements ?

Quant à moi, j'ai bien pris mon parti là-dessus, mais je regrette de n'avoir pas profité du temps où je pouvais pour faire quelques économies. J'ai un tort à cet égard à me reprocher que je ne saurais me pardonner et qui est un tourment pour moi après tant d'autres.

La vue de mes enfants l'augmente. Je les ai mis à n'avoir aucune ressource. Je pouvais depuis six ans mettre de côté peut-être trente mille francs, si j'avais voulu ; non seulement j'ai tout dissipé, mais je me trouve à présent quelques dettes que je ne sais comment payer. Il faudra que j'emprunte encore quelque chose pour mon voyage à moins que tu ne trouves le moyen d'avoir de mon fermier François, les six mois de sa ferme qui sont échus. Si le calme est rétabli à Lyon, je ne crois pas qu'il les refuse, surtout si tu me rends ce service très important pour moi dans ce moment, de faire ce que tu pourras pour l'engager à payer tout de suite. Si j'étais sûr d'en tirer ce qui m'est absolument nécessaire dans ce moment, ce serait une grande tranquillité d'esprit pour moi. Mais je n'en serai sûr que quand tu m'écriras qu'il t'a remis l'argent. Alors j'en pourrais faire venir ici une partie pour que ma sœur pût vivre en mon absence, s'il est décidé que je ne recevrai plus rien de mes deux places d'ici plusieurs mois comme j'ai tout sujet de le craindre. Et encore, que sais-je si elles ne seront pas entièrement supprimées. Ce n'est que depuis quelques jours que je vois la profondeur de l'abîme où je me suis précipité, que je me vois sans ressource à moins d'un bonheur dont je ne dois pas me flatter. Jusqu'alors j'avais été toujours sans réfléchir, sans calculer ma position. Mais pourquoi penser à moi dans cette destruction de tout.

Écris-moi, mon ami, écris-moi, je t'en prie, tes lettres sont mon unique consolation. Je suis oppressé, je puis à peine respirer. Je fais comme je peux mes leçons à l'école Polytechnique, elles finiront décidément le 20 juillet ; je pourrais partir de suite. Mais y a-t-il des communications libres ? Comment ferai-je ? Et cependant, si je ne peux te voir, c'est fait de moi. Ah ! cher ami, écris-moi, aime-moi toujours. Dis-moi si tu peux et quand tu crois pouvoir venir ici.

A M. Bredin, directeur de l'École vétérinaire à Lyon, Rhône.

Please cite as “L517,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 9 May 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L517