To Pierre-Simon Ballanche   17 décembre 1815

[329] Dimanche, 17 décembre 1815

Je ne comprends pas, mon bon ami, comment il se fait que j'ai tant tardé à t'écrire. Mais, si tu savais ce que c'est que ma vie, tu ne m'en voudrais pas. Je m'arrange toujours de manière que j'ai vingt fois plus de choses à faire que de temps. C'est souvent ma faute, mais non pas cette fois-ci. Mon cours a déjà souffert du défaut de temps employé à préparer les leçons. Tu as bien raison de me dire qu'il faut être aux écoutes à l'avenir relativement à cet excellent ami, dont on apprécie si peu à Lyon la supériorité sur tous ces insectes pour me servir d'une expression de Rousseau. L'objection tirée de la manière d'être doit exister à Lyon relativement à certaines personnes que je devine bien ; mais on dirait à t'entendre qu'elles forment le dictamen de l'opinion. Tu me parles de leurs opinions comme de celles de Lyon. Ne tomberais-tu pas dans l'erreur où je t'ai vu tomber déjà tant de fois ? Chacun prend la manière de voir des personnes qu'il voit habituellement pour celle du monde entier. D'après quelques renseignements sur le séjour que tu as eu si grand tort de préférer à Paris, il y a [330]plus de muets que de convertis.

Si les sots et les fous en veulent à notre ami, ils l'épilogueront plus qu'autrefois. Mais, encore une fois, je ne puis me figurer qu'il fassent le plus grand nombre et, pourvu que le gouvernement le protège et le considère, ne peut-il pas préférer le suffrage de ceux dont l'âme n'est pas morte et brûle encore sous la cendre ; dont on peut dire : Manet alta... ? C'est une chose bizarre que l'usage trop étendu qu'on fait de ce mot opinion. On appelle également opinion, les désirs et ce qu'on croit devoir arriver. Cela est bien différent ! Heureux ceux qui, comme toi et Beuchot, désirent et croient les mêmes choses ! Vous vous ressemblez à cet égard.

Malheur à ton pauvre ami qui croit comme l'un et désire comme l'autre ! On peut changer la croyance par de bons raisonnements, par des preuves tirées des faits[331] historiques, de l'observation du moral des hommes avec qui nous vivons, de leur invincible égoïsme. Rien ne peut changer les sentiments : ils sont l'essence de l'âme même. Tu me dis de raisonner Beuchot ; je lui montrerais aisément que la manière dont il voit l'avenir est dénuée de tout fondement. Mais quel serait le résultat de ce soin ? Le rendre aussi triste que moi et perdre le peu d'illusions qu'il me fait encore éprouver quand nous causons.

Je ne sais comment rendre des idées qui ne ressemblent en rien à celles qu'ont les uns ou les autres. Oh, que je désirerais pouvoir en causer avec toi ! Tant qu'on parlera d'utilité, d'intérêt, on ne saura ce qu'on dira. Le vrai but de la politique ne doit pas être de rendre les hommes plus heureux, mais de les rendre meilleurs.

Je te remercie de me rassurer tout à fait sur les suites qu'aurait pu avoir cette affreuse tentative d'incendie. Parle un peu de tout cela avec Bredin, combattez les idées que j'indique ici ; car, si vous pouviez les écarter de moi, je serais bien plus heureux de m'accorder en désir avec toi, puisque je ne puis m'accorder en croyance avec Beuchot, et qu'il faut l'un ou l'autre pour que la vie soit supportable. Comment le serait-elle dans l'opposition entière et déchirante des deux portions de l'être pensant et aimant ?

Adieu, mon bien cher ami, présente mes respects à M. Ballanche et à Mme Polingue. Je t'aime et t'embrasse mille fois de toute mon âme. Dugas se porte bien. Nous t'aimons de tout notre cœur. Quand viendras-tu donc à Paris ? Je t'en prie, viens y, cher ami  !

Please cite as “L524,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 27 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L524