avec quelle douleur j'ai appris le malheur qui est venu fondre sur toi ! Combien le sort des hommes est triste sur la terre ! Je ne vois que souffrances, ou satisfactions insensées plus tristes encore. Car elles sont la preuve que l'homme est aussi insensé que malheureux. Dugas et Beuchot ont passé hier presque toute la matinée ici, nous n'avons parlé que de toi. Nous pensons tous trois que, si tu venais à Paris, tu y trouverais la paix, que tu chercheras en vain à Lyon.
Tu viendrais demeurer ici avec ta soeur ; vous demeureriez ensemble le plus près possible de chez moi. Dugas loge à présent dans la cour de la Sainte-Chapelle ; c'est bien près ; je te place dans une rue intermédiaire entre nous deux. Ta sœur ferait connaissance avec la mienne, qui a l'esprit rempli des mêmes idées que le sien. J'ai une cousine germaine qui demeure dans l'île de la Cité comme Dugas, et que les mêmes idées occupent exclusivement. Elle passe sa vie à distribuer des secours aux pauvres, qu'elle[928] reçoit, pour suppléer à ce qu'elle ne peut faire elle-même, d'une société de dames charitables. Elle connaît tous les pauvres qui habitent ces quartiers. Je suis persuadé que cette sœur et cette cousine conviendraient beaucoup à Mme Polingue, qui sortirait de sa mélancolie en s'occupant aussi de ces bonnes œuvres ; peu à peu elle oublierait ce qu'il peut y avoir d'exagéré dans ses idées ; elle deviendrait heureuse et toi aussi, mon ami. Réalise ce projet qui me comblerait de joie, en nous mettant dans le cas de nous voir incessamment ! J'ai pensé à divers moyens de multiplier le temps que nous passerions ensemble et avec Dugas. Je suis sûr que tu serais plus heureux ici.
J'ai été bien frappé de ce que tu me dis du livre de Fabre d'Olivet : Ne s'occupera-t-on point de l'examen d'un livre de cette importance ? Si l'on ne s'en occupe point, il faut désespérer du temps où nous vivons. Mon ami, tu t'en occuperas. J'ai toujours entendu dire qu'il suffisait de travailler trois mois à l'étude de l'hébreu pour le savoir et quels secours ne t'offre-t-il pas pour abréger encore ce temps ?
[929] Tout en effet se réduit à mettre dans sa mémoire les caractères, la conjugaison, les racines, et un nombre de mots qui est très borné. Une chose singulière, c'est que Nolhac, qui le sait parfaitement, a dit à Dugas que cet ouvrage était très profond, très savant, mais très mauvais. Tu comprends dans quel sens. Mais rien arrive-t-il ici-bas que par l'ordre de la Providence et pense à quel moment ce livre paraît, à quelle époque de l'histoire morale des sociétés il vient se rattacher ! Il paraît qu'à bien d'autres époques les mêmes idées ont été connues de personnes qui les ont enveloppées dans l'obscurité ; les temps n'étaient pas encore venus. La liaison de tout, les livres de Boehme ; d'après ce que m'en a écrit Bredin, ils se lient de si près à celui de Fabre !
J'ai pris ce matin l'ipecacuana en émétique ; les vomissements m'ont horriblement fatigué, ils sont passés à présent. J'en ai profité pour t'écrire, mais je n'en puis plus, il faut[930] me remettre sur mon lit. J'espère que ce remède fera passer le rhume qui me tourmente depuis plus de deux mois.
Adieu Ballanche ; adieu, cher ami ; aime-moi comme je t'aime ; cherche à secouer la douleur, à te retirer dans ce sanctuaire de sa pensée où l'homme évalue le peu qu'est cette vie ! Aime-moi du moins, aime-moi comme je t'aime ! Mon amitié pourrait-elle t'être de quelque soulagement ? C'en serait un pour moi. écris-moi, je t'en prie, quand cela te sera possible. Ton ami, A. Ampère
Please cite as “L540,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 17 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L540