To Pierre-Simon Ballanche   6 novembre 1816

[931] Paris le 6 9bre [novembre] 1816

Cher ami, comment ne t'ai-je pas encore écrit depuis que j'ai tant souffert de ton affreux malheur ? Il m'a frappé comme un coup de foudre parce que ta dernière lettre m'avait rendu l'espérance. J'étais très malade des suites de ce rhume, de cet émétique, de cette fièvre ; tout cela est à peu près passé à présent, excepté un reste de toux.

Que te dirai-je ? Je sais combien tous les secours sont vains lorsque les malheurs nous accablent. Je sais quelle impression font, sur une âme souffrante, ces raisonnements de résignation. Non ignora mali. Du moins tu as des amis qui souffrent avec toi. Lenoir, Dugas, Esparon et M. d'Arblay doivent dîner demain ici. Je regretterai Beuchot : le jour qui a convenu aux autres se trouvant un de ses mauvais jours. Nous parlerons de toi, car tu nous es cher à tous et nous partageons vivement tes chagrins.

[932]Cher ami, voilà donc ce que c'est que la vie ! On devient trop triste quand on y songe, à moins que ce sujet si triste ne devienne un sujet de joie et de consolation comme cela est arrivé à Bredin. Ses lettres à cet égard sont si remarquables, ô mon ami ! Tu devrais bien voir souvent cet homme admirable. Je sens, en lisant ses lettres, que sa conversation calmerait les peines qui doivent t'accabler en ce moment. Il m'a beaucoup écrit de toi ; il m'a dit que tu devais aller à Ambérieux avec Mme Polingue. J'attends une lettre de toi ou de lui pour savoir si ce voyage a eu lieu, s'il vous a fait du bien : j'entends à toi et à ta sœur.

Ce n'est pas à Ambérieux seulement que devrait être ce voyage, ni pour quelques jours seulement. Mon ami, vous devriez venir tous deux à Paris vous loger entre moi et Dugas. Il y a là de si jolis logements, tu serais près de deux si bons amis ! Ta sœur se lierait avec la mienne et[933] ma cousine Ampère ; il y aurait une analogie d'idées de dévotion, qui ferait du bien à ta sœur. Cette cousine, qui ne s'occupe que des pauvres, demeure dans la Cité comme Dugas.

Sois-en sûr, mon excellent ami, ce ne peut être qu'ici que tu retrouves la paix, le calme nécessaire au développement de tes admirables talents : de ces talents dont tu dois compte à tes semblables et à toi-même.

N'enterre pas le talent que tu as reçu comme le méchant serviteur de l'évangile ! Je sais que tu l'as déjà fait valoir et que tu en as retiré cent pour cent ; mais ces deux cents en reproduiront quatre par un nouveau travail. Mon ami, comment ton âme ne brûle-t-elle pas d'ardeur pour élever un autre monument aux lettres, quand tu vois ce que tu peux par ce que tu as pu ! Pense que Phèdre doit venir après Andromaque ; Antigone * est l'ouvrage le plus parfait qui ait[934] paru depuis la Révolution, tu le sais bien. Mais que ne ferais-tu pas en répandant les mêmes charmes sur un sujet relatif à l'état actuel des sociétés ? Quel bien un tel ouvrage ferait s'il était écrit dans un sens à faire du bien ! Ce qui, il faut en convenir, serait une bien grande singularité dans ce moment !

Adieu, mon cher ami, présente, je t'en prie, l'hommage de mon respect et du chagrin que m'a fait éprouver un si grand malheur, à Mme Polingue. Aime-moi toujours ; écris-moi s'il t'est possible, ce sera bonheur pour moi. Je t'embrasse mille fois de toute mon âme. A. Ampère.

J'oubliais de te dire que, Bredin ayant été chargé par moi de quelques commissions, tu me rendrais un bien grand service si tu étais si bon que de lui remettre de l'argent dans le cas où, comme je le crains, il ne serait pas en fonds. Je ne sais pas au juste le montant ; je lui envoie un billet où il est en blanc. Il le remplira avec toi et, sur le moindre avis, je rembourserai tout sur-le-champ à Beuchot ou à telle autre personne que tu voudras m'indiquer ici, ou sur une traite à vue, à ton choix.

Please cite as “L542,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 24 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L542