To Louis-André Gosse   10 mars 1817

[10 mars 1817]
Monsieur et ami,

les livres sont arrivés à leur destination ; je vous prie d'agréer mes remerciements et de croire au plaisir que je trouverai toujours à vous renouveler l'assurance de mon attachement. J'ai reçu une lettre de notre excellent Roux. J'attendrai un moment de loisir pour répondre aux questions qu'il résout à sa manière. J'ai vu peu d'exemples d'autant d'esprit, d'agrément, d'originalité employés à barbariser le genre humain. Faites-lui de ma part les plus tendres amitiés ; en attendant ma lettre, je vous envoie quelques fragments d'une doctrine, sur laquelle je vous prierai de lui demander son avis.

On ne doit pas craindre le développement de l'industrie et les inventions de machines successives, de procédés pour abréger le travail, etc. A mesure que le travail d'un même nombre d'hommes produit davantage, les produits diminuent de prix et l'usage s'en étend de classe en classe. Il faut encourager ce progrès jusqu'à ce que le dernier agriculteur ait de bons aliments, de bons vêtements, des habitations salubres, etc. Souhaitons que ces idées se développent et multiplient ! On dit qu'alors l'agriculteur ne voudra plus travailler : l'expérience prouve le contraire. Le paysan, l'ouvrier espagnol ou le bas-breton ne fait rien la moitié du temps que de rester couché dans sa sale cabane. Celui du Dauphiné, de la Normandie, emploie tous ses moments pour ne pas perdre une partie du bien-être auquel il est habitué. Aussi, dans une disette, il ne souffre qu'une diminution de jouissance. Celui qui n'a jamais su se procurer que l'absolu nécessaire meurt de faim quand les circonstances le privent de ses ressources. Plus les hommes produisent, plus les impôts sont considérables et faciles à lever, plus la masse de la nation est heureuse, plus les crimes sont rares.

Cet état supérieur à ce que nous voyons sera le résultat infaillible de la marche toujours accélérée de l'esprit humain. Comparez l'Europe au temps de Jacques Coeur et l'Europe moderne, et jugez par ce qui s'est fait dans cet intervalle de ce qui résultera à partir d'aujourd'hui d'un intervalle égal !

A mesure qu'on avance, la vitesse croît : c'est comme un corps qui tombe. Mais les gouvernements peuvent encore presser le mouvement ; rendons grâce à ceux qui le comprendront.

Que ces opinions restent entre Roux et nous : elles me feraient lapider et je ne pourrais voir l'aurore du jour qui en annoncera la réalisation. Nous voilà déjà délivrés de deux grands fléaux qui ont failli étouffer la France : de l'esprit jacobin, qui ne voulait que du pain et du fer, et de l'esprit militaire qui demandait des hommes et des richesses pour ceux qui détruisaient au lieu de produire.

Persistez-vous dans le dessein d'aller à Vienne ? Vous verrez là sans doute le Dr de Carro et M. de Jacquin. Parlez-lui de moi, et, à Genève, ne m'oubliez pas auprès de MM. de La Rive, Pictet, de Candolle, Prevost et Vaucher, dont l'affection m'est chère, m'enorgueillit. Quant à l'ami Roux, je l'embrasse tendrement, et vous aussi.

Please cite as “L549,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L549