To Jacques Roux-Bordier   28 mars 1817

[812] Paris 28 mars 1817
Mon bien cher ami,

je pense que M. Gosse vous aura communiqué une lettre autant adressée à vous qu'à lui et contenant la réponse à la partie politique de la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire et dont je vous fais mille et mille remerciements ; car vous savez quelle félicité c'est pour moi d'en recevoir de ces excellents amis de Lyon parmi lesquels vous tenez un des premiers rangs.

Quant à la partie psychologique, je me propose depuis lors d'y répondre directement ; mais ce n'est pas une petite affaire. Vous me dites que vous ne me demandez pas où j'en suis, mais où en est M. de Biran, parce que mon tableau n'est pas parvenu à sa perfection et que M. de Biran doit s'être arrêté à quelque chose désormais invariable. C'est précisément le contraire. Je vais d'abord vous prouver que le tableau l'est à jamais en en joignant une copie à cette lettre, où il ne peut plus y avoir rien à changer, comme vous vous en assurerez en le parcourant : non seulement par lignes horizontales,[813] ce qui donne l'ordre chronologique de nos connaissances, divisé en deux époques, dont l'une dure jusqu'à ce qu'on apprenne à parler, et l'autre depuis lors jusqu'à la fin de la vie, mais encore en comparant les termes qui occupent des places correspondantes dans chaque système, en sorte que vous voyiez comment l'on passe d'une combinaison du premier (système subjectif) à celle qui lui correspond dans le dernier (système rationnel), par les combinaisons correspondantes des deux systèmes intermédiaires.

Voyez et jugez, dites-moi ensuite si vous persistez dans l'opinion où vous étiez en 1815 qu'il n'y a point d'harmonie !

Ce tableau n'est rien en comparaison de la théorie qui démontre la réalité objective en la rendant à la fois indépendante de la sensibilité et de l'hypothèse de Kant et des écossais, qui ne sont les unes comme les autres que des idées innées sous une nouvelle dénomination.

[814]C'est cette théorie dont M. de Biran a posé les fondements et que j'ai développée en y joignant celle que j'avais faite avant de venir demeurer à Paris.

Ces fondements ont été adoptés et enseignés à son cours par le professeur de philosophie la Faculté de Paris, M. Cousin. Mais, au lieu de les compléter comme moi, il le fait en y joignant une partie de la théorie de Reid et de Kant. Cela le rejette dans les mêmes inconvénients de tendance sceptique que s'il était Reidiste pur, ou Kantiste pur ; mais il n'en convient pas et croit l'éviter par des raisons qui ne sont qu'un simple paralogisme transcendental, tel que celui que Kant a si sérieusement réfuté.

En vous parlant tout à l'heure de l'indécision des idées de M. de Biran, j'avais l'esprit plein de ce qu'il hésite sans cesse, pour compléter sa psychologie, entre M. Cousin et moi.

Nous nous réunissons tous trois chez lui tous les lundis après dîner pour discuter sur ces matières-là. Tantôt il penche du côté de M. Cousin, tantôt du mien.

[815]Cependant il est évident que, sur ce point-là, c'est moi qui ai raison. N'est-ce pas, mon cher ami, que c'est l'objectif qui produit primitivement le subjectif et non pas des formes subjectives, idées qui nous font croire sans raison à un objectif qui pourrait bien n'exister pas ?

Quant à la chimie, je sais bien qu'elle fera encore des progrès que nous ne pouvons prévoir quant à présent.

Je n'ai pas pu faire encore votre commission pour M. Martin. Si l'on admettait à votre Société un précis psychologique sur l'état actuel de cette science de l'intelligence humaine qui est dans ce moment tout pour moi et de la révolution qu'elle va éprouver en s'élevant au degré de certitude et de rigueur des autres sciences, je pourrais bien vous l'envoyer. Je ne penserai probablement pas de longtemps à la chimie ; mais je ne vois pas du tout pourquoi la vapeur nitreuse, c'est-à-dire l'acide nitreux sec et liquide, le chlore et le phosphore sont plus incertains que le gaz nitreux et les métaux parfaits : comment l'analyse de l'acide hydrochlorique est moins certaine que celle de l'eau. Voyez donc le mémoire de Dulong sur l'acide nitreux. Mille amitiés, je vous prie, de ma part à M. Gosse. Adieu, mon bien cher ami, tout à vous. A. Ampère

Please cite as “L551,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L551