To Pierre Maine de Biran   autour du 1er mars 1807

[autour du 1er mars 1807]

[905]Mon cher ami, je n'ai point reçu de vos nouvelles depuis la lettre où je vous annonçais le cours, moitié mathématique, moitié métaphysique, que je me proposais de faire à l'Athénée de Paris, et où je vous envoyais le programme de ce cours. J'en ai déjà fait [illisible] cinq leçons, dont la dernière a roulé uniquement sur la psychologie, c'est-à-dire, suivant la définition que j'en ai donnée, sur la science où l'on se propose d'examiner et de classer les phénomènes que présente l'intelligence humaine, comme le naturaliste se propose d'examiner et de classer les objets extérieurs.

Voici le précis de cette leçon, sur lequel je vous prie de me dire votre avis, quoique je sache bien qu'il ne sera point conforme en tous points à votre manière de voir, surtout[906] relativement aux dénominations que j'emploie. La plupart [illisible] \semblent souvent/ [illisible] peu convenables pour désigner exactement ce que je leur fais signifier ; mais, comme le grand nombre de ces phénomènes exige une méthode de classification complète et précise, où l'on puisse assigner le caractère distinctif de chaque genre et de chaque espèce de phénomènes, et une langue où chacun d'eux soit représenté par une dénomination particulière, on est entre ces deux écueils, d'inventer des mots nouveaux, auxquels personne ne pourrait s'accoutumer, ou de tâcher de profiter, le moins mal qu'il est possible, des mots déjà usités et en prenant ce dernier parti, le seul qu'on puisse adopter si l'on veut[907] être entendu, il faut bien se résoudre à modifier un peu le sens ordinaire des mots.

L'homme agit et connaît, de là deux classes de phénomènes, ceux qu'il présente comme être agissant, ceux qu'il offre comme connaissant. Ces deux classes de phénomènes ne se développent que l'une par l'autre. Comment agirait-on sans connaître ? Et quelles seraient les connaissances [illisible] dans un être [illisible] qui ne réagirait pas du moins sur les impressions qu'il recevrait ? Mais \C'est précisément/ parce que ces deux classes de phénomènes \de phénomènes/ dépendent mutuellement l'une de l'autre elles offrent le même être sous deux points de vue différents que \et ne peuvent se développer que simultanément, qu'il me paraît impossible,/ sans cette \première /distinction,[908] ne me parait pas possible d'embrasser ces phénomènes dans une classification conforme à la nature, les phénomènes que nous observons dans l'être qu'elles nous offrent sous deux points de vue si différents . Je vous prie de relire sur ce sujet un excellent passage de M. de Tracy, pag. 9 et 10 de sa Logique *.

On ne saurait concevoir qu'un être pût commencer à agir si tout lui était indifférent. Le premier point de vue offre donc deux classes \ordres/ de phénomènes, Tout ce qui constitue en lui attrait ou répugnance pour quelque chose que ce soit ; je nommerai en général déterminations, les phénomènes de cet ordre. Toutes les actions, c'est-à-dire toutes les modifications qu'il produit lui-même dans ses manières d'être, indépendamment du changement des circonstances où il se trouve. Ce qu'on nomme attention est une action, d'après cette définition, soit qu'elle se borne à modifier l'état du système[909] nerveux, soit qu'elle change par des mouvements imprimés aux organes sensitifs, l'état où se trouvent ces membres \organes/.

Sous ce second point de vue l'homme présente des idées, mot que je définirai comme M. Degérando dans l'ouvrage couronné par l'Académie de Berlin [*?], pag. 109, ce que nous apercevons , ce que nous voyons, ce que nous connaissons, \ce que nous savons ,/en un mot ; cet ordre de phénomènes comprend donc les idées que la présence des objets nous donne de ces objets. Il a restreint à la vérité l'emploi de ce mot aux souvenirs, images, etc., que nous conservons en l'absence de ces objets, mais il y était forcé par la question même proposée par l'institut qui eût été absurde sans cela. Locke * et Condillac [*?] ont souvent donné la même généralité au mot idées. des coordinations entre ces idées par lesquelles elles se réunissent pour former ces groupes qu'on nomme idées complexes. caractère distinctif des idées est de [illisible] être ainsi réunies, [illisible] [910] [illisible] Voilà les quatre ordres de phénomènes auxquels j'ai cru devoir rapporter tous ceux que présente l'homme considéré psychologiquement : déterminations, actions, idées, coordinations. Il me reste à vous faire voir, en les subdivisanten \en genres et en/ espèces, qu'il n'en est en effet aucun qui n'y soit compris. Ils correspondent à la division des diverses applications de la psychologie en quatre sciences, la morale qui étudie nos déterminations, et rectifie celles qui doivent l'être, l'économie qui nous enseigne à diriger \nos actions /de la manière la plus convenable vers le but que nous nous proposons , l'idéologie où nous examinons nos idées, et la manière dont nous les acquérons , la logique s'occupe des moyens de rendre les [illisible] diverses[911] coordinations de ces idées conformes à la vérité.

Pour subdiviser ces quatre ordres en genres, j' appellerai les déterminations, affections, tant qu'elles rendent heureux ou malheureux l'être qui les présente. Ainsi le plaisir, la douleur, le repos, [illisible] \la joie,/ le désir, l'impatience d'un événement désiré, \la colère, l'admiration, /la crai\n/te, l'espérance , etc., seront des affections. J'aurai soin de distinguer par des épithètes les diverses espèces d'affections. II y a deux cas où nos déterminations cessent de nous rendre heureux ou malheureux, lorsqu'elles se rapportent à une chose qui ne dépend que de nous, ou à une conception à la réalité de laquelle nous ne pensons pas, dans le premier cas ce sont des volontés, dans le second je les nommerai des inclinations.[912] La preuve que nous avons encore attrait ou répugnance pour les choses mêmes que nous regardons comme impossibles, c'est que si nous venions à changer d'opinion à cet égard, nous serions sur-le-champ agités de désir ou de crainte. De même quand nous avons l'idée abstraite d'une bonne ou d'une mauvaise action ou d'une action héroïque, la première nous inspire de la répugnance, la seconde de nous avons de la répugnance pour la première, de l'attrait pour la seconde, puisque dès que nous leur attribuons l'existence nous souffrons ou nous jouissons. Ce qui n'a pas lieu lorsque nous y pensons d'une manière purement abstraite. Cela vous fait assez[913] comprendre ce que j'entends par inclinations.

Nos actions présentent une différence bien essentielle , suivant qu'elles sont déterminées immédiatement par nos affections, [illisible] \sans que/ [nous] pensions à les faire ou que [illisible] nous les voulions, telles sont celles qu'on nomme instinctives, et les contractions musculaires, la pâleur, etc., qui décèlent souvent malgré nous ces affections, ou que nous ne les faisons qu'avec la connaissance de ce qui en résultera. Faute de mots français pour exprimer cette différence je [illisible] \n'ai employé /que le nom générique actions, pour les diverses espèces de phénomènes qui qui appartiennent[915] à cet [illisible] ordre, en joignant seulement l'épithète spontanées aux actions déterminées immédiatement par nos affections, et me servant du seul mot actions, pour les vraies actions accompagnées de la connaissance de ce qu'on fait et de ce qui en résultera. Je distingue trois genres de coordinations : les unes ne dépendent nullement de nous, elles constituent pour nous des vérités, des faits, en en changeant seulement l'ordre des idées qu'elles associent, il en résulterait des faussetés. Ces sortes de coordinations sont des jugements. Nous coordonnons à volonté les idées que nous avons des actions que nous nous proposons de faire ; ce sont là des coordinations faites d'avance que je nomme préordinations. Nous coordonnons également à volonté les idées auxquelles nous n'attribuons aucune existence ; ces coordinations prendront le nom de combinaisons.[916] Ainsi l'ordre des couleurs du spectre coloré, rouge, orangé, etc., est pour moi un jugement, mais lorsque je combine différents moyens d'atteindre un but que je me propose ou de pures conceptions quand je m'abandonne à mes rêveries, je ne fais que des combinaisons.

Vous voyez, mon cher ami, que ma définition du jugement diffère beaucoup des définitions ordinaires, voici mes raisons. On a dit que le jugement résultait de la comparaison de deux idées. Mais M. Degérando a fait voir 1 qu'il y avait des jugements sans comparaison, par simple association, c'est-àdire précisément par ce que[917] je nomme coordination. De plus la comparaison est une action consistant dans une double attention, pour découvrir un rapport ; dès qu'on le découvre, ce rapport est une perception, et il n'y a jugement que parce que cette idée de rapport aperçue , s'associe à l'un des termes ou à tous deux, comme une autre perception s'associerait de même, d'après les lois de notre existence. Ainsi, qu'en comparant le cuivre au fer, j' aperçois ce rapport qu'il est plus lourd, cette idée d'être plus lourd grossit le groupe de l'idée complexe des propriétés du cuivre. Comme l'idée de[918] l'odeur particulière de ce métal grossit le même groupe quand je viens à m'en apercevoir. Il y a également dans ces deux cas une nouvelle idée perçue, et une coordination de cette idée qui constitue un jugement. Dans les deux cas ces deux actes sont inséparables d'après les lois et l'état actuel de notre organisation. On a dit que le jugement consistait à voir dans une idée complexe une des idées partielles dont elle était composée. Je dis que le jugement consiste à ce qu'elle y soit ; si on ne l'y voyait pas elle n'y serait pas explicitement, elle n'y serait pas du tout, car il n'y a réellement dans l'idée complexe que[919] j'ai actuellement, que ce que j'y vois actuellement. Cette définition serait donc à peu près la même que la mienne si l'on ne parlait que des coordinations qui ne dépendent pas de nous, les seules que j' appelle jugements, car dès qu'elles dépendent de nous il en est tout autrement ; ainsi quand j'imagine un palais pavé de diamants , soutenu par des colonnes de cristal, je vois l'idée de ces colonnes dans l'idée complexe de tout le palais. Mais ce n'est pas là un jugement, puisque ce n'est pas une vérité, un fait, et que je puis y substituer alternativement des colonnes de rubis, de saphir, sans qu'il en résulte une fausseté.[920] La subdivision des idées tient à une autre considération, celle des sortes d'existence qu'elles nous présentent. Bien entendu que nous n'acquérons l'idée de ces diverses sortes d'existence, et même de l'existence en général, qu'en comparant des groupes d'idées qui en étaient revêtus, par opposition à des groupes qui ne nous offraient pas la même sorte d'existence. En sorte qu'il faut admettre comme fait primitif, que tantôt nos idées s'offrent à nous comme nous donnant la connaissance du présent qui se trouve dans la sphère de notre sensibilité actuelle, tantôt comme la connaissance[921] de notre sensibilité passée, tantôt comme celle de l'avenir qui ne dépend que de notre volonté, tantôt comme l'image de ce qui existe au delà de ce passé, de ce présent, de cet avenir, qui sont en quelque sorte à nous, c'est par là que nous franchissons en quelque sorte les limites de notre être pour nous emparer du reste de l'univers, tantôt enfin comme la pure conception d'un avenir intellectuel auquel nous n'attribuons aucune existence hors de notre pensée. Dans le premier cas nous nous trouvons dans les circonstances propres à acquérir l'idée, et tant que durent ces circonstances je la nomme perception.[922] [illisible] A moins d'admettre la chimère des idées explicitement innées 2, il faut reconnaître que nous n'avons aucune idée qui n'ait été perception, c'est-à-dire que nous n'ayons reçue dans des circonstances propres à ce que nous puissions l'acquérir ; tant que durent ces circonstances où nous pourrions l'acquérir si nous ne l'avions déjà, elle se nommera ainsi. Ces circonstances sont pour les idées des impressions sensible faites sur nos organes extérieurs ou internes, la présence de la cause de cette impression comme l'admission dans l’œil[923] de certains rayons pour la perception du rouge. Pour nos idées de rapports, c'est la présence simultanée à l'entendement des idées entre lesquelles nous pouvons apercevoir ces rapports. En sorte que tant que nous avons présente la démonstration de l'égalité du quarré de l'hypoténuse, et de la somme des quarrés des deux côtés, ce rapport d'égalité est une perception. Il n'est plus qu'un souvenir, espèce particulière de représentation, quand je me rappelle d'avoir compris cette démonstration sans qu'elle me soit encore présente ; il n'est plus qu'une conception, quand je me fais l'idée d'un homme grand comme les tours de Notre-Dame,[924] idée que je ne peux me former que par la présence de deux choses réellement égales, ou du moins vues telles, [ce qui ]m'a donné l'idée du rapport d'égalité, et que j'en fais une combinaison arbitraire avec celles que j'ai d'un homme et de la hauteur de ces tours.

Après que les circonstances propres à ce que nous ayons la perception d'une idée n'existent plus, elle n'est pas anéantie pour cela, des causes capables de la réveiller, sans pouvoir en aucune sorte nous la donner, en occasionnent le réveil, elle est alors accompagnée d'une conscience que nous l'avons éprouvée, et prend en conséquence le nom de souvenir. On a dit que dans le souvenir il y avait l'image de ce que nous avions[925] éprouvé, jointe au jugement que nous l'avions éprouvé. [illisible] \Je rejette absolument cette manière de voir qui supposerait/ que nos idées se présentaient \d'abord à nous /comme de pures conceptions, [illisible] tandis que leur première forme, [illisible] dès qu'elles ne sont plus perceptions, est d'être souvenirs, et de passer ensuite par d'autres formes, [illisible] \dont je vais parler, sous les noms d'options et de/ représentations, longtemps avant qu'elles puissent s'offrir à nous comme de simples conceptions ; je crois même pouvoir prouver,\comme vous le verrez tout à l'heure,/ que les signes du langage et la communication de pensées, qu'il établit entre nous et les autres hommes peuvent seules donner naissance à ce dernier phénomène. D'ailleurs si les traces de nos perceptions se réveillaient en nous sans cette conscience que nous[926] les avons éprouvées, comment pourrions-nous même le soupçonner, n'ayant nulle autre connaissance du passé, nous ne pourrions savoir que nous avons déjà existé. Nous aurions une idée actuelle, voilà tout. Dira-t-on que nous la comparerions avec la perception qui l'aurait précédée ? Mais cette perception n'existant plus pour nous que dans l'image qui nous la retrace, ce serait dire que nous comparons cette image à ellemême, ou plutôt ce serait ne rien dire du tout.

Je pense donc que ce que l'on a nommé acte de réminiscence, est un sentiment inhérent au souvenir, qui en est une condition intégrante, et le constitue tel. Un souvenir est alors une modification[927] particulière de l'être pensant, aussi différente de ce que je vais nommer options, représentations, et conceptions, que de la perception, et que ces diverses sortes d'idées le sont entre elles. Le souvenir nous rend le passé qui nous a appartient \enu/, l'option nous donne l'avenir qui dépend de nous c'est \j'appèle ainsi/ une idée qui s'offre à nous avec la conscience qu'il dépend de nous de la réaliser, j'appele je vous expliquerai une autre fois comment j'explique la formation de telles idées, qu'il est d'autant plus important de considérer que ce sont elles qui donnent naissance à la connaissance de notre propre puissance, et par conséquent à l'idée du moi.[928] L'option a pour caractère distinctif ce sentiment qu'il dépend de nous de faire ou de ne pas faire ce qu'elle représente, de même que le souvenir est caractérisé par le sentiment que nous l'avons éprouvé. Le psychologiste doit examiner ces formes de nos idées, et comment elles les acquièrent mais il doit d'abord les considérer comme des faits. C'est un fait incontestable que les idées de ce que je peux sont accompagnées \en moi/ de cette conscience de puissance qui leur est inhérente, aussi invinciblement qu'un souvenir est accompagné, de la conscience que j'ai éprouvé ce qu'il retrace à ma pensée. La représentation est une quatrième forme sous laquelle s'offrent nos idées, comme nous représentant quelque chose d'existant[929] indépendamment de nous hors des limites de notre sensibilité actuelle ou passée. Je regarde encore le caractère propre à cette sorte d'idées comme une sorte de sentiment que la chose existe. Ce sentiment n'est pas un jugement, c'est souvent une suite d'un jugement. Ainsi Copernic a transformé dans son esprit en représentation le mouvement de la terre autour du soleil, par un jugement né de l'association aux termes comparés, des rapports par lesquels il [illisible] a vu que ce mouvement produirait, s'il existait, les apparences de rétrogradation qu'offrent les planètes et qu'il voulait expliquer. Mais ce jugement une fois porté, il pouvait être cette pensée que la terre tournait[930] autour du soleil, continuait pour lui d'être une représentation. Maintenant je crois devoir d'autant plus distinguer cet effet du jugement, la propriété représentative de ce qu'on pense, du jugement lui-même, qu'elle a lieu dans l'enfant avant qu'elle puisse être fondée sur un jugement, il commence à concevoir tout ce qu'il conçoit comme existant, c'est-à-dire que toutes ses pensées sont accompagnées de ce sentiment que ce qu'il pense existe, que ce sont des représentations : il arrive une époque à laquelle il découvre qu'une pensée peut n'avoir point de réalité, je crois que cela vient de l'usage du langage qui lui fait concevoir ce que d'autres[931] croient, lorsqu'il fait le contraire. De là une cinquième sorte d'idées, que j' appelle conception, et qui le portant au-delà de tout ce qui existe, comme les représentations l'ont porté au-delà [illisible] du domaine de sa propre sensibilité, et de son activité. Cette distinction des cinq formes des la pensée \idées/ est d'autant plus remarquable qu'elle fait changer de nature à tous les autres phénomènes.

Ainsi avec une perception la détermination est plaisir ou douleur, affection immédiate, l'action déterminée par cette sorte d'affection est l'action spontanée immédiate, la coordination[932] déterminée entre la perception et d'autres perceptions simultanées ou mêmes d'autres idées quelconques est le jugement immédiat. Quatre phénomènes qui composent un premier système, le système immédiat. Nous allons reconnaître successivement quatre autres systèmes.

Je voudrais pouvoir vous écrire tout ce que j'ai dit sur ce phénomène si remarquable de notre faculté d' apercevoir , que les mêmes circonstances qui nous procure des perceptions en détermine la coord\in/ation à l'instant où nous les avons. Mais cette lettre n'est déjà que trop longue, je me hâte de la finir.

Les souvenirs sont aussi accompagnés d'affections, ces affections déterminent aussi des actions spontanées, parmi lesquelles est celle qui produit le rappel[933] des idées par les signes. Rappel sur lequel je me suis fait une théorie particulière dont je suis plus content peut-être qu'elle ne le mérite. Mais que je ne puis vous expliquer ici. Les souvenirs se retracent coordonnés comme les perceptions qu'ils retracent, ces coordinations sont mes nouvelles sorte de jugements . La même théorie m'a rendu raison de la manière dont les l'homme découvre sa propre puissance, cette découverte lui offre certaines idées comme pouvant être réalisées ou non à son choix, ce sont des options, les déterminations qui les accompagnent cessent d'être des affections, et deviennent des volontés, les actions faites alors avec la connaissance de ce qui en résultera cessent d'être spontanées et deviennent volontaires. Enfin les coordinations ne sont plus des jugements , et deviennent ce que j'ai nommé préordinations.[934] C'est par ce système que nous acquérons et notre moi, et l'idée de cause c'est celle-ci qui étend notre pensée au delà des limites qui semblaient d'abord devoir la circonscrire. Car je ne conçois pas qu'on pense à rien hors de ces limites, si ce n'est comme cause de ce qui y est déjà, nos perceptions et nos souvenirs, ou comme autres effets de ces causes. Ici naissent \se présentent les idées que j'ai nommées représentations/ et une foule de nouvelles affections, d'abord celles qui se rapportent à la partie de notre avenir qui ne dépend pas de nous, les désirs, craintes, espérances, etc. puis celles qui viennent de la connaissance que nous donnent nos représentations qu'il y a d'autres êtres. De là toutes les affections sympathiques.[935] ces affections produisent encore des actions spontanées, et des coordinations entre les représentations qui sont une nouvelle espèce de jugements . Ce sont des affections, actions spontanées et jugements de croyance.

Enfin la connaissance qu'il existe d'autres êtres, et le langage qui nous rend participants à leurs pensées nous conduisent à concevoir des choses comme n'existant pas, alors nos déterminations deviennent des inclinations, nos actions se réduisent à ces actions intellectuelles par lesquels nous combinons nos pensées dépouillées de réalité, les idées prennent le nom de conceptions, et nos coordinations ne sont plus que des combinaisons.[936] De tout cela résulte le tableau suivant où sont réunis tous ces phénomènes.

1ère classe 2de classe
système intuitif ou actuel affections d'intuition actions spontanées d'intuition perceptions jugements d'intuition ou d'évidence
système commémoratif affections de commémoration actions spontanées de commémoration souvenirs jugements de commémoration
système volontaire volontés actions volontaires options préordinations
système créditif ou déduit affections de croyance actions spontanées de croyance représentations jugements de croyance
système intellectuel inclinations actions intellectuelles conceptions combinaisons
Voilà ce tableau tel que je l'ai donné dans la leçon dont je vous ai parlé en commençant cette lettre. Quoique je l'aie longtemps médité je n'en suis pas[937] encore tout à fait content. M. Degérando, qui a eu la complaisance de venir à cette leçon, m'a fait de si fortes objections que je ne vous enverrais pas cette lettre si je ne craignais pas qu'un plus long silence de ma part ne vous étonnât, et si je ne désirais pas savoir si vos objections seront les mêmes que les siennes. J'en attends donc beaucoup de vous et je vous prie de me donner les premiers moments dont vous pourrez disposer. Car vous savez tout le plaisir que j'aurai à recevoir de vos nouvelles. Au reste ce que je viens de vous dire ne ressemble à ma leçon que pour le fond des choses, et non pour la forme. Car j'ai commencé à parler de chaque système, comme naissant successivement les uns des autres,[938] et ce n'est qu'après avoir écrit le tableau sur la planche qui sert aux démonstrations, que je l'ai repris pour en déduire les points de vue généraux par lesquels j'ai commencé avec vous. On n'aurait su autrement ce que je voulais dire. Mais nous avons assez causé de tout cela pour que vous compreniez mes idées exposées dans un ordre plus abstrait mais plus régulier. Il est bien temps , mon cher ami, de finir ce fatras qui ne me laisse plus de place pour les épanchements de l'amitié qui sans doute vaudraient beaucoup mieux. Au risque de le grossir encore, j'y joins un autre tableau que j'ai donné dans la première séance ; c'est une classification[939] de toutes les sciences, où elles forment une suite non interrompue, comme les plantes dans la méthode naturelle de Jussieu, et où le caractère classique est pris de l'espèce de rapport qui lie les idées dont chaque science se compose. Je ne reconnais que trois sortes de rapports : la ressemblance, la causalité et la dépendance nécessaire entre certaines idées abstraites. Mais cela fait quatre classes, parce que le rapport de causalité en donne deux, étant considéré sous deux points de vue, d'après les deux usages très différents qu'on en fait dans les sciences. Je vous embrasse de toute mon âme, et j'attends de vos nouvelles avec impatience. Votre ami, A. Ampère. Toute ma famille me charge de vous offrir ses empressés compliments .

(Des signes et de l'art de penser, t. I, pag. [5]) *
Je dis explicitement innées, parce que quelques auteurs, Leibniz entre autres \si je ne me trompe / appellent idées innées la simple [illisible] propension ou disposition à acquérir telles ou telles idées. Ce n'est plus alors une fausseté manifeste, mais une hypothèse qui, bien analysée ne signifie rien, car on ne peut contester cette disposition,[923] non plus que la propriété qu'a l'oxygène de se combiner avec certains corps, avant qu'il ne les ait rencontrés, mais que tirer de cette considération ?

Please cite as “L559,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L559