To Jacques Roux-Bordier   21 février 1807

[59] à Monsieur Bredin fils, professeur d'anatomie à l'École vétérinaire de Lyon , près des portes de Vaise, pour remettre à M. Roux-Bordier, Rhône à Lyon
Du dimanche 21 fév[rier] [1807]
Mon cher ami,

Votre lettre insérée dans celle de Déroche, m'a fait un grand plaisir, car il n'en est point pour moi qui surpasse celui de recevoir des nouvelles de mes amis. Je songe sans cesse à eux, et je pense toujours aux moments si doux que j'ai passés avec eux. Vous me demandez mille choses de mon cours qui me prouvent que vous en avez une idée bien au-dessus de ce qu'il est réellement. Je n'ai pas le temps de me préparer suffisamment, souvent je dis ce qui me vient dans le moment à la bouche ; il a été cependant fort suivi tant que je n'ai pas été trop métaphysicien ; mais mes systèmes et classifications psychologiques n'ont pu être bien saisis que par un petit nombre des auditeurs. A mesure que je m'étendais sur ce sujet, je voyais à chaque séance la salle moins pleine qu'à la précédente, en sorte que j'ai été obligé de glisser sur beaucoup de points et que je me suis jeté le plus tôt que j'ai pu sur le calcul mathématiquedes probabilités, sujet assez difficile à traiter devant des personnes qui ne savent pas l'algèbre, car on est obligé de se traîner sur des cas très particuliers. Tout cela ne fait que redoubler le dégoût que m'inspirent toutes les vaines et inutiles sciences dont l'homme est si fier. En est-il une qui vaille le moindre sentiment que le beau moral nous inspire ? \Mais, /mon cher ami, le temps que[60] j'ai passé à. Lyon lors de notre liaison avec Bredin, Barret et Bonjour, et où je me croyais si malheureux, est celui que je regretterai toute ma vie.

Thénard vient de faire une découverte admirable en chimie. Je ne la connaissais pas ; je fus hier à la Société philomathique dont je suis membre depuis quinze jours 1 ; il nous la lut. Voici les faits.

Un mélange d'acide muriatique et d'alcool chauffé à un degré de température particulier donne une sorte d'éther toute différente des éthers sulfurique et nitrique ; personne jusqu'à lui n'en avait obtenu assez pour l'examiner, et c'était toujours en si petite quantité que la plupart des chimistes niaient l'existence de l'éther muriatique. Cet éther, qu'il a pu obtenir en quantité, présente ces phénomènes. Il est liquide au-dessous de 10° de température, alors plus lourd que l'alcool ; il suffit d'en mettre un peu dans l'eau pour lui donner un goût à la fois sucré et éthéré qui est infiniment agréable, et rafraîchit la bouche presque comme la menthe poivrée. Il devient gaz permanent, deux fois et demie aussi lourd que l'air atmosphérique, au-dessus de 11 ou 12°, en sorte qu'en en versant du liquide sur la main, il y bout avec tant de force qu'on le sent secouer la main et qu'il la laisse très sèche en la refroidissant considérablement. Ce gaz se reçoit dans des cloches sans se mêler à l'eau pourvu qu'elle soit à une vingtaine de degrés de température. Soit le gaz, soit le liquide n'ont aucune action sur la potasse, ne troublent nullement la dissolution nitrique d'argent, n'altèrent point du tout les couleurs bleues les plus délicates aux acides, nulle trace d'acide ; eh bien ! voici la merveille : ce gaz, en brûlant avec une belle flamme verte, donne en abondance de l'acide muriatique dont la vapeur suffocante précipite le[61] nitrate d'argent, rougit fortement les couleurs bleues, etc. Le même gaz passé dans un tube rouge de feu et purgé d'air, redonne précisément, autant qu'on peut le mesurer, l'acide muriatique qui a disparu dans sa fabrication, et cet acide fait, sec, plus du quart de son poids, en sorte qu'il y en a plus dans ce gaz que dans la plupart des muriates, et cependant nulle trace d'acidité tant qu'on ne le décompose pas. De là, deux seules hypothèses possibles : L'acide muriatique, restant lui-même, contracterait avec un hydro-carbure peut-être oxygéné, fourni par l'alcool, une union qu'aucune autre affinité de potasse ou d'oxyde d'argent ne pourrait rompre et qui masquerait toutes ses propriétés, ce qui serait un fait opposé à tout ce qui est connu jusqu'à présent. L'acide muriatique serait décomposé, et tous ses éléments resteraient avec ceux de l'alcool dans le gaz, puisque cet acide se retourne sans addition d'aucune autre substance, M. Thénard et M. Berthollet fils penchent pour cette dernière opinion, sans oser se prononcer. On va soumettre ce gaz à toutes les épreuves qui pourront éclaircir ce doute, et prouver enfin cette décomposition de l'acide muriatique si elle a lieu.

Je viens d'imaginer une troisième hypothèse. L'acide muriatique aurait une base hydro-carbure. L'alcool en fournirait une nouvelle quantité ; le gaz éther serait l'oxyde de cette base, peut-être uni à de l'éther ordinaire. Mais alors, si, au lieu de le décomposer dans un tube purgé d'air, on le décomposait dans un tube où serait de l'oxyde de manganèse, on obtiendrait plus d'acide muriatique. Je ne crois nullement à cette hypothèse ; mais je ne laisserai pas de proposer à Thénard de faire cette expérience. Il va tenter des recherches analogues sur l'acide fluorique.

[62]Voila, mon cher ami, des faits bien nouveaux ; mais cui bono ? Il en est de même de toutes les sciences. Vanitas vanitatum. Mais non pas de l'amitié que je vous ai vouée, elle durera autant que ma vie. Je vous embrasse de tout mon cœur et vous prie d'embrasser pour moi tous nos amis. A. Ampère

(2) Les premières communications d'Ampère à la Société philomathique sont de 1821.

Please cite as “L573,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 24 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L573