To Paul Erman   20 avril 1821

Lettre de M. Ampère à M. Erman, secrétaire de l'Académie royale de Berlin

[162] Paris 20 avril 1821
Monsieur le Secrétaire perpétuel,

Depuis que vous avez eu l'extrême bonté de me faire remettre un exemplaire de votre ouvrage sur l'action électromagnétique découverte par M. Œrsted, vous avez dû être surpris de mon silence. Je vous devais tant de remerciements de l'envoi d'un travail aussi précieux que rien ne pourrait m'excuser de ne vous en avoir pas plus tôt témoigné ma reconnaissance, si d'une part une indisposition très grave jointe à une multitude d'occupations indispensables ne m'avait empêché de vous écrire dans le temps et si, d'autre part, mon ignorance de la langue allemande en m'obligeant à faire traduire votre ouvrage pour pouvoir en prendre connaissance ne m'en avait longtemps privé. Il y a bien peu de temps que j'en ai la traduction[163] en français et je n'ai point eu le temps d'en faire une étude aussi approfondie que je l'aurais désiré.

J'ai eu l'honneur, Monsieur, de vous offrir par l'entremise de votre illustre compatriote, M. le baron de Humboldt, un exemplaire du mémoire * qui contient une partie de mes recherches sur ce sujet et des conséquences que j'en ai tirées dès le mois de septembre de l'année dernière.

J'ignore si les faits nouveaux contenus dans ce mémoire ont été vérifiés en Allemagne, mais ils l'ont été tant de fois en France qu'il ne peut rester aucun doute sur leur exactitude. Un habile physicien, M. Thillaye, conservateur du cabinet de physique de l'école de Médecine de Paris, vient de les obtenir avec une pile voltaïque de dix paires seulement dont les plaques, disposées selon la méthode de M. Wollaston, n'avaient que 4 pouces de hauteur sur 3 de largeur.

[164]C'est avec ce simple appareil qu'il a obtenu, comme je l'avais fait avec une pile beaucoup plus forte, les attractions et les répulsions de deux fils conjonctifs sans l'action d'aucun aimant et la direction de l'Est à l'Ouest du plan d'un cercle en fil de laiton où l'on fait passer un courant électrique, et qui prend, par l'action de la Terre, cette situation de manière que le courant aille de l'Est à l'Ouest dans sa partie inférieure et revienne de l'Est à l'Ouest dans sa partie supérieure. Ces deux faits principaux n'ont pu être produits par l'instrument avec lequel vous les aviez tentés, uniquement parce que l'appareil voltaïque, faisant corps avec le fil conjonctif, devait se mouvoir avec lui, au lieu que je rends mobile une portion seulement de ce fil en la faisant porter sur une pointe d'acier plongeant dans une petite coupe pleine de mercure[165] en communication avec une des extrémités de la pile, en sorte que cette pointe tourne librement sur le fond de la coupe, tandis qu'à l'extrémité opposée de la portion mobile du fil conjonctif, une pointe pareille plonge dans une seconde coupe pleine de mercure communiquant avec l'autre extrémité de la pile, mais sans toucher le fond de cette seconde coupe, pour qu'elle ne gêne en rien le mouvement de rotation autour de la première pointe. Ce mode de suspension est représenté dans les planches qui accompagnent mon mémoire (Pl. 3, fig. 6 et 7). C'est avec cet appareil que je crois qu'il convient, dans un travail régulier sur les phénomènes dont nous nous occupons, de commencer par étudier :

l'action d'une portion fixe du conducteur voltaïque sur cette portion mobile, tant pour l'attirer ou la repousser que pour[166] l'amener dans une direction parallèle à celle de la portion fixe du conducteur quand la portion mobile ne peut que tourner autour de l'axe vertical passant par son point de suspension et que la portion fixe est horizontale ; l'action du globe terrestre sur cette même portion mobile qu'on reconnaît aussitôt être précisément la même que celle qu'exercerait (sic), d'après les lois de l'action entre la portion fixe et la portion mobile, des courants électriques qui auraient lieu dans notre globe de l'Est à l'Ouest avec d'autant plus d'intensité qu'ils sont plus près de l'équateur.

L'existence des courants terrestres est confirmée par ce fait que l'aiguille d'une boussole se dirige précisément comme la doivent diriger ces courants d'après la manière dont elle l'est par un courant voltaïque[167] dans les expériences de M. Œrsted. Ce travail préparatoire achevé et les deux actions que j'ai découvertes, l'une entre deux conducteurs voltaïques, l'autre entre un conducteur et le globe de la Terre, étant bien connues, on a tout ce qu'il faut pour passer à l'explication des phénomènes que présentent les aimants dans les expériences électromagnétiques, expériences qui n'offriraient, sans ces préliminaires, qu'un dédale inextricable.

Il suffit, en effet, d'après les résultats fournis par le travail préparatoire dont je viens de parler relativement à la manière dont deux conducteurs voltaïques agissent l'un sur l'autre, sur les conducteurs, de chercher ce qui doit arriver à un assemblage de courants électriques circulaires tournant[168] tous dans le même sens et dans des plans perpendiculaires à une droite que l'on considère comme l'axe de cet assemblage et alors en annonçant d'avance tout ce qui doit lui arriver, soit par l'action de la Terre, soit par celle d'un courant voltaïque, soit enfin par celle d'un autre assemblage de courants électriques circulaires formé comme le premier, et l'on verra que l'on a déterminé d'avance ce qui arrive en effet à un aimant : Par l'action du globe terrestre ; Par celle d'un conducteur voltaïque dans les expériences de M. Œrsted ; Par celle d'un autre aimant, lorsque l'on observe les phénomènes connus de l'action mutuelle de deux aimants.

Voilà ce qui me semble établir, aussi solidement que le peut être une théorie physique, que les aimants ne[169] sont réellement que de tels assemblages de courants électriques, ainsi que je l'ai annoncé à l'Académie des Sciences de Paris le 25 septembre 1820 dans les conclusions du mémoire dont j'achevai la lecture dans la séance de ce jour et que j'avais commencé dans la séance précédente. (Cette conclusion est d'ailleurs indépendante de l'idée qu'on peut se faire de la manière dont l'électricité est disposée et agit dans le fil conjonctif, quelle qu'elle soit. C'est aussi celle dont elle est disposée et agit dans les plans perpendiculaires à l'axe d'un aimant suivant des courbes tracées soit autour de cet axe, soit autour de chacune des particules de l'aimant, puisqu'en ne l'admettant d'abord que comme une hypothèse, elle sert à prévoir et annoncer d'avance tous les phénomènes magnétiques[170] anciennement connus, ceux que M. Œrsted a découverts et les propriétés nouvelles dont j'ai reconnu l'existence dans les conducteurs voltaïques. Cette disposition de l'électricité a lieu aussi dans la pile elle-même d'après une des premières expériences que j'ai faites sur ce sujet, expérience qui a été publiée dans le temps. Quand on trouve un pareil accord entre les faits et l'hypothèse d'où l'on est parti, peut-on ne la regarder que comme une simple hypothèse, n'est-ce pas au contraire une vérité fondée sur des preuves incontestables ; mais pour rendre ces preuves plus complètes et les mettre en quelque sorte sous nos sens, j'ai construit l'instrument représenté dans les planches de mon mémoire (Pl. 11, fig. 3) : un fil de cuivre dont les deux extrémités communiquent avec celle de la pile est roulé en hélice autour d'un tube de verre et revient par l'intérieur du tube, de manière que l'action de la partie rectiligne de ce fil renfermée dans le tube détruit la portion de l'action de l'hélice qui est représentée par la somme des projections de ses spires sur l'axe de cette hélice, et[171] qu'il ne reste que l'action représentée par la somme des projections sur des plans perpendiculaires à l'axe : ce qui donne autant de courants circulaires semblables à ceux dont je regarde les aimants composés que l'hélice a de spires.

Cet instrument suspendu comme une aiguille aimantée se conduit en toutes circonstances comme elle et met ainsi dans tout son jour l'identité du magnétisme et de l'électricité.

Il faut seulement observer qu'on n'obtient le phénomène de la direction par l'action du globe terrestre que quand on donne à l'hélice un assez grand diamètre et que la pile est très forte ; cette expérience est plus facile à faire avec un seul conducteur circulaire tel que celui qui est représenté (planche III, figure 7).

[172]Il suffit d'observer avec attention les divers mouvements qu'imprime un barreau aimanté à l'hélice disposée comme je viens de le dire pour qu'il ne reste aucun doute sur l'assimilation que j'ai faite de cette hélice et d'un aimant. Je dois à l'obligeance de M. de La Rive, professeur à l'Académie de Genève et aussi habile physicien que savant chimiste, un appareil propre à faire cette expérience avec une extrême facilité ; il consiste dans un fil de laiton disposé comme la figure 3, planche II de mon mémoire, à l'exception qu'il n'est point adapté à un tube de verre mais enveloppé de soie afin d'empêcher les spires de l'hélice de communiquer avec les parties du fil qui reviennent par l'intérieur de cette hélice de ses extrémités vers son milieu. Les deux bouts du fil de laiton qui, dans l'appareil que j'ai décrit,[173] communiquent avec les deux extrémités de la pile au moyen du mercure où ils plongent et où ils peuvent tourner librement, sont, dans l'instrument de M. de La Rive, soudés à deux plaques, l'une de zinc et l'autre de cuivre, qui traversent un flotteur circulaire en liège qu'on place sur de l'eau acidulée où plongent les deux plaques. Si l'on met sur un flotteur pareil une aiguille aimantée et qu'on approche successivement dans toutes les situations qu'on pourra imaginer un barreau aimanté, tantôt de l'appareil à hélice et tantôt de l'aiguille, en faisant attention à la correspondance que j'ai établie entre les pôles de l'aimant et les extrémités de l'hélice d'après la direction du courant électrique qui la parcourt, on reconnaîtra une identité si parfaite que je ne crois pas qu'on conserve, après cette expérience, des doutes sur l'identité de l'électricité et du magnétisme comme je l'ai fait.

Voilà, Monsieur, bien des motifs[174] d'admettre cette explication si simple de tous les phénomènes magnétiques, et toutes les expériences que j'ai faites depuis six mois s'accordent à la confirmer. Quand on ne la considérerait que comme une manière de représenter tous les faits, elle n'en serait pas moins utile aux physiciens. Les observations décrites dans le mémoire que vous avez eu la bonté de m'envoyer en sont autant de nouvelles preuves ; car, si je ne me trompe, on les pouvait toutes prévoir d'après la théorie où l'on considère des aimants comme des assemblages de ce que j'appelle courants électriques : il suffit d'en tirer les conséquences qui en découlent le plus immédiatement pour voir que les deux branches d'un aimant en fer à cheval, doivent attirer ou repousser ensemble un même conducteur voltaïque vertical, tel que la portion du fil qui établit dans votre ingénieux appareil la communication entre le cuivre et le zinc, de manière que, quand il y a attraction entre les pôles de l'aimant, il y ait[175] répulsion en dehors, avec tous les autres changements de signes que vous décrivez. On voit de même pourquoi le pôle qui attire quand il est plus haut que le conducteur, repousse quand il est plus bas, et généralement tous les faits que vous avez observés, sont une suite nécessaire de cette théorie.

Il faut seulement se rappeler que l'attraction a lieu quand les courants de l'aimant dans la partie la plus voisine du conducteur, sont dans le même sens que celui du fil conjonctif et la répulsion quand ils sont en sens contraire, et faire attention à la direction des courants de l'aimant relativement à ses pôles telle que je l'ai déterminée en la comparant à celle du mouvement apparent du Soleil relativement aux pôles de la Terre. Bien entendu, que j'ai toujours nommé, comme on le fait aujourd'hui[176] en France et en Angleterre, pôle austral de l'aiguille celui qui se dirige au Nord.

Plus j'ai étudié le mémoire plein de tant d'observations neuves et ingénieuses que vous avez eu la bonté de m'envoyer, plus j'y ai trouvé de preuves de ma théorie. Les ressemblances dans certains cas et les dissemblances complètes dans d'autres entre l'action d'un fil conjonctif et celle d'un barreau d'acier aimanté transversalement en sont également des vérifications bien précieuses pour moi, les unes et les autres résultent évidemment de ce que, dans le fil conjonctif le courant parcourt la longueur de ce fil et que, dans un barreau aimanté transversalement, les courants électriques forment des circuits fermés contenus dans des plans parallèles à l'axe du[177] barreau au lieu de l'être dans des plans perpendiculaires à cet axe comme dans les aimants ordinaires. Toutes les circonstances que présentent le fil conjonctif, l'aimant transversal et l'aimant ordinaire, résultent ainsi d'une action toujours la même entre les courants électriques, soit du fil conjonctif, soit de ces deux sortes d'aimants, et il me paraît que, d'après les propriétés que j'ai reconnues dans les conducteurs voltaïques, la supposition de fluides ou de forces magnétiques différentes des fluides ou des forces électriques n'est plus qu'une conception purement gratuite.

Car enfin, quand un fil de laiton faisant partie d'un circuit voltaïque est attiré, repoussé ou dirigé par une autre portion de fil conducteur, il faut[178] bien que l'état électrique de ce fil et les forces qui résultent de la manière dont l'électricité y est disposée ou s'y meut, produisent ces phénomènes, d'où il suit que, si le même état électrique existe dans le globe terrestre et dans les aimants suivant les directions indiquées dans mon Mémoire, les forces qui en émaneront produiront nécessairement tous les effets qu'on observe, soit dans l'action de la Terre sur un conducteur voltaïque ou un aimant, soit dans l'action mutuelle d'un conducteur et d'un aimant ou de deux aimants. Quelle raison pourrait-il rester de supposer d'autres fluides, d'autres forces dont rien ne prouve l'existence ? Je vous prie d'agréer l'hommage de ma haute considération.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, [illisible]

Please cite as “L600,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L600