To Claude-Julien Bredin   11 juin 1821

Paris 11 juin [1821]

Cher ami, combien je me reproche d'avoir été si longtemps sans t'écrire. Je souffrais tant de la poitrine, j'avais tant de choses à faire dont je ne pouvais pas faire la moitié, le travail d'écrire courbé sur ma table me faisait tant de mal. Enfin, c'est ainsi. Nous avons perdu Camille, je ne sais si je dois beaucoup lui survivre, voilà deux leçons de suite que je n'ai pu faire à l'école Polytechnique. On a fait choix d'un remplaçant, mais on veut que je fasse encore une leçon par semaine, M. de Mussy, le médecin, soutient que cela me fera du mal, cependant il est convaincu que je finirai par guérir si je donne à ma poitrine un repos absolu, il dit que le tissu des poumons est intact, que c'est seulement un organe extrêmement fatigué. Il vient de m'ordonner pour demain matin, des ventouses scarifiées sur la poitrine.

Je souffre encore plus au moral qu'au physique. Tu sens combien je dois être triste, moi qui n'ai jamais su me résigner, j'étais si plein d'espérances il y a quelques mois : cher ami, je voudrais te voir, mais cela ne me sera probablement pas possible. Jamais, cependant, je ne l'ai tant désiré. Ce qui m'agite le plus à présent, ce sont les événements de la Grèce. On m'a dit aujourd'hui la destruction de Patras par les Turcs, jusqu'à la dernière maison, jusqu'au plus petit enfant, et personne n'ira au secours des Grecs ; les Européens aimeront mieux se détruire mutuellement, car s'il faut croire aux pressentiments de Ballanche, si rarement trompeurs, ils ne pourront jamais éviter les malheurs qu'un peu de sens et de sentiments de justice préviendraient.

Voilà trois mois que j'ai commencé à souffrir de la poitrine, et toujours cela a été en augmentant par une progression lente. Tu ne m'as plus écrit, il y a si longtemps ; mon silence le méritait, mais c'était le punir bien rigoureusement. Si tu m'aimes encore, écris-moi une longue lettre, elle me fera tant de bien ; pardonne à ton ami d'avoir été si longtemps sans t'adresser une ligne, dis-moi toutes tes pensées, donne-moi des détails sur ta santé, celle de ta femme et de tes enfants ; parle-moi de tous nos amis de Lyon, de l'état des esprits dans cette ville, de l'impression qui y a fait la perte de notre ami. Surtout, force-moi à sortir de ces pensées extérieures qui me dominent entièrement depuis l'été passé. Je ne suis plus rien.

12 juin, 5 h. du matin. Je me lève pour finir cette lettre avant qu'on m'applique ces ventouses afin de m'endormir après si je peux et d'être sûr, quoi qu'il arrive, que cette lettre partira aujourd'hui. L'idée que tu devais penser que ton ami t'oubliait a agité mon sommeil de rêves où je voyageais seul, dans un endroit désert, pour t'aller voir et demander pardon, je ne sais de quoi, et puis tant d'images fantastiques qui ont fini par me réveiller tout troublé.

Cher ami, je ne fais rien de ce que je me propose, je ne t'ai point envoyé ce que je t'avais annoncé faute de trouver le temps d'aller jusqu'à la poste. Plains-moi, écris-moi, je n'ai pas besoin de te dire : aime-moi toujours, ni de te dire combien je t'aime et combien tendrement je t'embrasse. Ton ami A. Ampère

A Monsieur Bredin, directeur de l'École royale vétérinaire, à Lyon (Rhône).

Please cite as “L604,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 18 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L604