From François Carron (frère de Julie)   16 mars 1801

[123] Paris le 25 ventôse, an 9 [lundi 16 mars 1801]

J'ai vu M. Cayre, mon bon ami, au sujet de ton affaire. J'ai eu beaucoup de peine à l'entretenir en particulier ; car tu sais que tous ceux qui sont en place ne l'abordent pas facilement. Il m'a tranquillisé pour toi ; il m'a bien recommandé de te dire que tu sois tranquille pour la place en question, qu'il t'avait désigné pour cela et qu'il avait vu avec plaisir qu'il n'était pas le seul, que tous ceux à qui on en avait parlé ont parlé de toi avec satisfaction. Il m'a dit de te bien dire d'être tranquille à cet égard et c'est tout ce que j'ai [illisible] hier après trois visites, par lui accrocher. Mais il paraît qu'il est fortement prévenu en ta faveur et qu'il ne négligera rien pour t'être utile. Je dois le voir un de ces jours chez Madame Bodin et là j'espère pouvoir lui parler plus librement ; et tout ce qu'il me dira je le ferai. Sois sûr que ton frère, le meilleur ami de ta bonne Julie, ne négligera [124] jamais rien qui puisse lui faire plaisir ; je me le reprocherais toujours.

J'ai cependant un reproche à te faire ; mais il est fait en passant ; tu y réfléchiras et tu en prendras ce que tu voudras. Dans ta lettre tu m'étales avec bien de l'emphase les plaisirs que je vais avoir ici à Paris : il paraît à l'entendre que mon bonheur est sûr et que ma fortune est faite. Je ne souhaite pas que tout le monde le pensa comme toi ; car je n'aime pas à paraître plus que je ne suis ; car je suis bien loin de jouir même du bonheur que tu peux avoir ; le seul, le plus appréciable pour moi - et pour toi - est celui d'être près de ceux qu'on aime. Voilà un an entier que je suis privé de cette jouissance. Si, dans ce moment, je me la procure, la nécessité m'y force, puisque mes moyens ne me permettent de vivre séparés, et il faut que cette[125] jouissance soit mêlée d'un chagrin bien cuisant, celui d'être obligé de m'éloigner de notre bonne mère. J'étais si content quand je faisais ranger mon petit appartement à Lyon. Je croyais enfin pouvoir me déterminer et être sûr d'y rester. Point du tout, au bout de quinze jours, obligé de le quitter pour mener pendant un an la vie la plus maussade qu'on ait jamais traînée à Paris.

Si le travail ne m'avait consolé, je te promets que je n'aurais pu y tenir. Le travail que je fais m'est bien mal payé relativement aux peines que je me donne, surtout depuis quelque temps. Bodin devant partir pour voyager, a besoin que je lui termine un grand travail et voilà la quatrième nuit que je passe. Comme dit le proverbe, mon cher, on voit une bûche de paille dans l’œil de son voisin. Mais sois bien persuadé que, pour ton bonheur, je ne te souhaite pas la moitié des peines que j'ai éprouvées, surtout à toi qui as un si bon cœur.[126] Enfin je te le dis en passant, il n'y, a rien de si cruel que, lorsqu'on est encore malheureux, s'entendre dire par ses amis qu'on envie son sort ; non, non, je te le dis comme je le pense, je ne te le souhaite pas. Je n'ai rien, j'ai des enfants, mais j'ai bon courage et voilà ma meilleure richesse ; un jour viendra peut-être que [illisible] je pourrai être à mon aise. Mais alors, mon bon ami, je ne te le cacherai pas, les plus grandes jouissances que j'aurai seront alors celles qui seront partagées avec ma mère et ma famille. Voilà peut-être un bien long discours pour répondre à deux mots que tu m'as adressés sur cela et auxquels, je suis sûr, tu n'as pas réfléchi. Car je connais trop bien ton cœur pour penser tout autrement que ce que tu dictais alors. Adieu, point de rancune et pense que tu n'auras jamais d'ami plus sincère que ton frère ! CARRON

J'embrasse mille et mille fois ma bonne Julie.

Please cite as “L61,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L61