To Marc-Auguste Pictet   20 juillet 1822

Paris 20 juillet 1822

Mon cher et illustre confrère, car j'ai été frappé combien vos longs et importants travaux dans les sciences vous donnent plus de titres à ce nom que je n'en puis encore avoir.

J'ai reçu hier votre toute aimable lettre du 11 juillet et je me hâte d'y répondre. Tout ce que vous me dites dans cette lettre m'a fait le plus grand plaisir, et je me préparais à vous expliquer à quel point tous vos arrangements me convenaient lorsque j'ai reçu une lettre de M. De la Rive (1), j'ai interrompu d'écrire celle-ci pour lire la sienne. J'y ai vu sa nouvelle et très importante expérience, qui ne semble pas en harmonie avec ma théorie (2) uniquement parce que je n'ai jamais eu le temps de rédiger un petit mémoire sur l'action électro-dynamique de la terre, dont j'avais fait le plan avant mes dernières recherches sur la formule qui représente cette action entre deux portions infiniment petites de fils conducteurs, recherches qui m'ont conduit à la détermination de la valeur du coefficient constant K, dont j'ai parlé à M. De la Rive dans la lettre que je lui ai écrite le 12 juin dernier. Les calculs relatifs à cette formule ont absorbé le peu de temps que je puis donner à mes recherches, et mon travail sur l'action de la terre est resté en canevas jusqu'aujourd'hui. J'y examinais comment devait agir sous les trois points de vue de l'attraction et répulsion, de la direction, et du mouvement de rotation continu toujours dans le même sens, un courant allant de l'Est à l'Ouest dans l'équateur magnétique du globe, sur une portion mobile de circuit voltaïque ; j'y expliquais les mouvements que j'avais observés en 1820 dans mon premier appareil, qui me firent découvrir l'action de la terre sur les conducteurs, et dont j'ai parlé sans détails à la page 35, lignes 17, 18, 19 et 20. Si j'avais écrit et publié ce morceau, le résultat si remarquable que vient d'obtenir M. de La Rive, l'aurait frappé lui-même comme une des preuves les plus directes de mon opinion, puisqu'elle en est une suite aussi nécessaire que la rotation toujours dans le même sens d'un fil conducteur autour d'un aimant due à M. Faraday (3).

Je vais écrire tous ces détails à M. De la Rive. Ce qui me désole, c'est le manque de temps, et mon départ sous très peu de jours pour l'inspection des collèges royaux de Moulins, Clermont et Lyon. Ce départ est si prochain que je vous prie, si vous aviez à m'écrire, d'adresser votre lettre à M. Bredin, directeur de l'école royale vétérinaire de Lyon, pour remettre à M. Ampère, à Lyon. Je serai probablement en route quand vous recevrez cette lettre.

M. Arago ne m'avait absolument rien dit de la communication que lui avait faite M. De la Rive (4) ; je n'en ai eu vent que par un billet de M. Maurice, et je n'ai su en quoi elle consistait que par la lettre de M. De la Rive qui m'est arrivée hier.

M. Pixii (5) construit dans ce moment un appareil électro-dynamique semblable à celui que vous avez vu à votre dernier voyage à Paris, à l'exception des additions que j'y ai fait faire pour imiter les trois principales circonstances de l'action terrestre, que j'ai indiquées tout à l'heure. Deux de ces additions avaient déjà été faites après votre départ de Paris à l'appareil que vous avez vu et que M. Pouillet (6) a acheté pour travailler aussi sur ce sujet.

Au moyen de ces additions on réalise avec un conducteur agissant sur un autre tout ce que le raisonnement déduit de ma théorie relativement à l'action électrodynamique de la terre. Voilà une digression qui m'a tout à fait écarté de ma réponse à votre lettre ; j'y reviens.

Je suis tout à fait de votre avis sur ce qu'il est à peu près inutile de donner dans la Bibliothèque Universelle des extraits d'anciennes choses dont la substance reviendra, en bonne partie, dans des morceaux où paraîtront de nouvelles recherches, mais comme alors je ne pourrai m'acquitter avec les 1200 exemplaires de la planche 6 de mon recueil * ce que je vous dois pour le papier et le tirage de ce que vous avez tiré à part pour moi l'année dernière, je vous prie de m'en envoyer le compte, ainsi que celui des 300 exemplaires de ma dernière lettre à M. De la Rive (7) ; j'en remettrai le montant à M. Paschoud aussitôt mon retour ici, à moins que je ne vous le porte moi-même à Genève. C'est une chose que je désire vivement, mais sur laquelle j'hésite encore. Si je puis y aller de Lyon quand l'inspection sera finie, je serai auprès de vous à la fin d'août (8).

Après que le mémoire dont je vous ai envoyé une copie chargée de ratures a été tiré pour les Annales de Chimie, j'en ai fait préparer les 300 exemplaires pour mon recueil. En relisant alors une épreuve pour ces 300 exemplaires, j'y ai corrigé plusieurs fautes, et remanié les explications relatives à la révolution et à la rotation de l'aimant flottant verticalement sur le mercure. Je regrettais beaucoup que ces changements fussent trop tardifs pour profiter aux Annales de Chimie et de Physique, puisque c'était tiré pour cet ouvrage ; ils profiteront à la Bibliothèque Universelle. L'imprimeur de ces Annales a dû tirer hier mes 300 exemplaires avec ces corrections s'il l'a fait, je vous en enverrai un tout de suite ; c'est sur cet imprimé, que je vous enverrai certainement sous deux jours, qu'il conviendra de faire composer pour la Bibliothèque Universelle.

Vous verrez que ces 300 exemplaires, pour mon recueil, portant à la dernière page le chiffre 250, il faut que les 300 exemplaires de la lettre à M. De la Rive, qui doit en faire la suite, portent à leur première page le chiffre 251. Je crains de vous avoir mal donné ce chiffre dans ma dernière lettre. Mais voici une chose bien importante pour moi : c'est ma planche 6 qui est dans mon recueil ; j'ai fait tirer à 300 la planche 8 telle que je vous l'ai envoyée. Dans le texte de ma lettre à M. De la Rive que vous publierez, les n° des figures 24, 25 et 19 seront remplacés par 14, 15 et 16 ; c'est une excellente idée. Mais après le tirage pour la Bibliothèque Universelle et avant de faire le mien, il faudrait nécessairement rétablir, ce qui est tout aisé, pl. VI, fig. 24 ; pl. VI, fig. 25 ; pl. VI, fig. 19, entre les deux parenthèses comme dans le reste du recueil.

Quelle reconnaissance ne vous dois-je pas, mon cher et excellent ami, de ce que vous voulez bien faire pour moi en tout ceci ! J'en dois beaucoup aussi à M. De la Rive. Je vous prie de la lui exprimer de ma part en attendant la lettre que je vais lui écrire pour lui expliquer comment je conçois l'action terrestre ; en y appliquant directement les lois de l'action mutuelle de deux conducteurs voltaïques. Voici en deux mots ce qui doit résulter de cette action  :

Conformément à mes expériences de 1820, page 35 de mon recueil, un courant mobile rectiligne horizontal allant de l'Est à l'Ouest est attiré en masse vers le Midi par la partie supérieure BAC de l'équateur magnétique la partie inférieure cab de cet équateur est pour nous du côté du Nord ; elle repousse en masse le même courant, mais avec une force moindre à cause qu'elle est beaucoup plus loin. Ces deux forces s'ajoutent pour porter le courant mobile au Midi, où il se porte en effet. La résultante passant par le milieu de ce courant, si ce milieu repose sur un pivot, il ne peut y avoir aucune action directrice de la terre sur le courant horizontal allant de l'Est à l'Ouest et mobile autour de son milieu, la grande distance faisant que les actions contraires sur ces deux moitiés sont égales. Tout courant dans une branche descendante tend à tourner en rétrogradant de l'Ouest à l'Est, comme on le voit dans le dernier mémoire que je vous ai envoyé dans une branche ascendante à tourner de l'Est à l'Ouest, sens du courant terrestre. Cette action, à cause de la proximité plus grande de BAC que de cab, est à son maximum quand la branche est au Midi de l'axe de rotation, à son minimum quand elle est au Nord. Les deux branches verticales de l'appareil de M. De la Rive tendent évidemment à le faire tourner en sens contraire il tourne avec la différence des deux moments ; c'est en effet le sens où il tourne dans son expérience ; il ne peut s'arrêter que quand les deux moments sont égaux, ce qui exige qu'une des branches étant à l'Est de l'axe de rotation, l'autre soit à l'Ouest. De là deux situations d'équilibre quand le plan du rectangle est perpendiculaire au méridien magnétique. Dans l'une, l'équilibre est stable, et le rectangle y reste immobile dans l'autre il est instable et le rectangle tourne. Pour les distinguer, déplaçons-le un peu de la situation d'équilibre. Si le courant est ascendant à l'Est et descendant à l'Ouest, on voit sur le champ que le Midi étant en avant du plan de la figure, quelque soit celle des deux branches qui se sera avancée au Midi, son action deviendra prépondérante, et comme elle est évidemment dans le sens du déplacement dans les deux cas, il croîtra indéfiniment par cette prépondérance l'équilibre sera instable, en sorte que ce sera pour nous comme s'il n'y avait pas équilibre, par l'impossibilité de le réaliser.

Au contraire, si la branche est descendante à l'Est et ascendante à l'Ouest, celle des deux qui, dans le déplacement, se sera approchée du Midi tendra évidemment à retourner sur ses pas, et comme c'est son action qui est prépondérante, l'appareil se remettra dans sa première position, où il restera en équilibre stable ; or, pour que le courant monte à l'Ouest et descende à l'Est, il faut bien qu'il aille de l'Ouest à l'Est dans la partie supérieure c'est alors seulement que l'appareil de M. De la Rive reste en repos. Son expérience est donc, dans toutes ces circonstances, une suite nécessaire de ma théorie, et pouvait être prévue d'après cette théorie.

Sans m'en apercevoir, j'ai écrit la substance de la lettre que je me proposais de faire pour M. De la Rive. Comme la manière dont je suis surchargé d'occupations, que je ne puis absolument laisser en arrière en quittant Paris, ne me permettra point de lui écrire que de ma tournée, je vous prie de lui communiquer ces observations en attendant que je lui en adresse le développement.

S'il le juge à propos, M. De la Rive peut faire tout ce qu'il voudra de ces observations lorsqu'il publiera sa belle expérience. Recevez de nouveau, Monsieur et très cher ami, l'hommage de la reconnaissance et de l'amitié à toute épreuve de celui qui se flatte de mériter la vôtre par les sentiments qu'il vous a voués, et qui est entièrement à vous. A. Ampère

à Monsieur Pictet, de l'Institut de France , professeur de physique à l'Académie de Genève , l'un des rédacteurs de la Bibliothèque Universelle à Genève, Confédération helvétique

Please cite as “L621,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L621