To Carron, Eliza (fille de François Carron, épouse Rivail)   10 février 1824

Paris 10 février 1824
Ma chère éliza,

j'ai été si touché de ta lettre que c'est à toi que j'écris à condition que tu obtiendras de ma sœur qu'elle me pardonne, dans l'impossibilité où la surcharge d'occupations ne me permet pas de faire deux lettres, de ce que ce n'est pas à elle que j'adresse celle-ci. Je lui envoie, à la place d'une des miennes, la lettre qu'Ampère m'a écrite pour elle.

Vous savez sans doute la bonne nouvelle de la réception à l'unanimité de sa tragédie au Théâtre Français. Une bonne partie de ce succès est due à l'admirable manière dont de Jussieu l'a lue au Comité. Il y a mis un empressement, aux dépens de ses continuelles occupations, dont j'ai été bien touché. J'espère que ta Maman ne lui en veut plus depuis longtemps ; c'est un si excellent homme. Le mariage de sa sœur à un négociant de Lyon a fait grande joie dans la famille. Il m'est impossible d'exprimer la peine que j'éprouve par l'excès de travail auquel je suis assujetti par l'ordonnance du Ministre qui oblige les professeurs de l'école Polytechnique à rédiger et à imprimer leurs leçons que jusqu'à présent on avait seulement données de vive voix. Pour faire cette rédaction, je ne sors presque plus, je ne vois plus personne, j'écris depuis le matin jusqu'au soir des choses qui m'ennuient parce que je les répète aux élèves depuis dix ans, je m'en fais mal à la tête et aux yeux et, malgré tous ces efforts, je ne puis aller aussi vite qu'il le faudrait. C'est un travail au moins de six mois à m'y mettre tout entier et à recommencer ensuite pour la seconde partie du cours. Cela m'empêche absolument de plus rien faire en physique, la seule chose qui m'intéressât.

L'absence de tout ce qui m'était le plus cher a mis le comble à cet état de souffrance. Il a été un peu soulagé pendant que j'ai fait remuer de la terre dans mon jardin pour y ouvrir de nouveaux sentiers ; il me semble bien plus joli à présent, c'est-à-dire devoir l'être à la prochaine poussée des arbres. Mais cette distraction ne me sauve plus de mes ennuis depuis que la chose est achevée. Puisses-tu le venir voir bientôt avec ta Maman ! Embrasse-la bien tendrement pour moi, ainsi que ton Papa. Dis-leur bien toute mon amitié pour eux et combien j'aurais de joie de les revoir. Mais je suis probablement à une chaîne de tous les jours pendant plus d'une année. Ma sœur, Albine et ma cousine me chargent de toutes sortes d'amitiés pour ta Maman, ton Papa et toi. Si du moins on pouvait trouver quelque chose pour mon cousin, j'aurais un chagrin de moins.

Adieu, chère petite, aime-moi toujours ; je partage si bien tous tes ennuis et ceux de ma sœur ; j'en ai aussi ma charge, mais je dois avoir plus de force pour les supporter. Conservez-moi toute votre amitié qui m'est si précieuse ; recevez tous mes vœux pour le bonheur de tous trois et l'expression de ma vive amitié. Ton oncle. A. Ampère

P. S. - Dis à ta Maman que je lui avais envoyé par M. Schlomberger la pièce de Casimir Delavigne, L'école des Vieillards, plus de quinze jours avant qu'elle m'écrivit de la remettre à Suzanne pour la lui faire parvenir. Je n'avais donc plus rien à faire à cet égard. J'espère qu'il y a longtemps que vous l'avez reçue, lue et relue.

A Mademoiselle Éliza Carron, chez M. Holterman, à la forge de Chailland, près Mayenne, département de la Mayenne.

Please cite as “L652,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L652