To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   25 février 1824

[572] Paris 25 février 1824

Je me fais les plus vifs reproches, mon bon ami, d'avoir laissé passer tant de temps sans t'écrire, sans te remercier du commencement de la Juive que tu m'avais envoyé. J'en ai été enchanté. J'en reçois dans l'instant la suite ; voilà une longue et difficile scène achevée ! L'exposition est parfaite et annonce tout le sujet et l'âme des principaux personnages. Comme on voit là la tendresse de Rachel, l'amour, l'orgueil et les combats du jeune Roi entre son amour et les motifs qui doivent le combattre ! J'attends la suite avec la plus vive impatience. J'espère que tu as reçu à présent les 300 francs que je t'ai envoyés en une lettre de change sur les frères Brancadori, banquiers à Rome.

Je suis heureux de tout ce que tu me dis de toi, et j'avais bien besoin de cette lettre pour me consoler de tous les chagrins qui résultent pour moi d'une foule de contrariétés.

Ta dernière lettre, que je viens de relire, m'annonce, pour le reste de ma vie, des temps plus heureux ; ton retour sera pour moi une époque de bonheur. Dans l'arrangement de mon jardin, qui a été ma seule consolation pendant les si tristes[573] journées de cet hiver, j'ai eu soin de te tracer des routes plus courtes, soit pour rentrer le soir chez toi, soit pour aller au petit banc du fond où tu m'as dit qu'autrefois tu aimais à t'aller asseoir.

Je doute toujours si je ferai remplir la place de quatre vers laissés en blanc au commencement du troisième acte de ta tragédie, avec ceux que tu m'as envoyés, ou ce qui est résulté du roulement dans mon esprit des diverses manières de les tourner, depuis que je te les ai demandés. Voici à quoi je m'étais arrêté :

Dans ces jeux belliqueux, au pied de nos murailles, J'ai retrouvé la joie et l'ardeur des batailles ; Je croyais voir encore des Romains terrassés Fuir devant mes Lombards les restes dispersés. Ces cris, ces bruits du fer, ces chants de la victoire, Tout de mes longs combats me rappelait la gloire.

Cela ne vaut pas sans doute le vers que j'aime tant : J'ai retrouvé mes jours de gloire et de bonheur.

Mais bien des choses me fatiguent dans les vers suivants. Fuyaient devant mon fer vainqueur me paraît avoir je ne sais quoi de dur et d'obscur ; mais c'est surtout feintes alarmes qui me tourmentait. Ce ne sont pas précisément des alarmes que feignent les jeux guerriers ; il y a alarmes dans une surprise de l'ennemi,[574] dans des troubles d'une ville dont on ignore encore la cause et l'importance, mais non pas dans une bataille rangée. Les alarmes sont un synonyme de craintes et, dans un combat à découvert, Alboin ne peut voir des alarmes, mais des combats déclarés. Enfin cet amour du danger pour lui-même est un sentiment naturel au guerrier, sur lequel il ne réfléchit pas, qui se sent dans ce qu'il dit, comme dans les admirables vers : A défaut de la guerre et des combats sanglants.. . sans qu'il l'exprime si positivement.

Au reste, je n'ai tant retourné ceux que je t'envoie que parce que je me plaisais dans ce vers, qui seul est resté de ma première version : Ces cris, ce bruit du fer, ces chants de la victoire, parce qu'il me semblait mettre sous les yeux de l'auditeur une image des jeux mêmes que l'on ne peut montrer en réalité sur la scène. Je t'envoie cela pour te consulter sur celle que tu préféreras des deux manières.

Je te prie de féliciter Mlle Amélie 1 sur la comédie dont tu me parles et sur le parfait rétablissement de sa santé ; c'est une chose charmante que la manière dont cette comédie était jouée. Ne m'oublie auprès de personne ; marque-moi si tu comptes aller à Naples et à quelle époque ce voyage aurait lieu ! Adieu, cher ami ; je t'ai prévenu, je crois, que j'avais fait mettre,[575] sur le dernier manuscrit d'Alboin, les deux versions relativement à la scène entre Rosemonde et Almagis au cinquième acte, afin que Talma choisisse quand tu le lui porteras à ton retour, pourvu que ce retour prévienne son départ pour Bruxelles. On ne jouera la pièce de M. Lebrun que l'automne prochain ; c'est la Jeanne Shore de Lemercier qui passera ce printemps. Il faudrait bien que tu pusses voir Talma avant qu'il allât à Bruxelles, pour qu'il obtînt pour toi un tour de faveur immédiatement après M. Lebrun. écris-moi le plus que tu pourras ; tu sais avec quelle tendresse ton père t'embrasse. Ta tante, ta sœur, ta cousine m'accablent de choses pour toi. A. Ampère

A monsieur J-J Ampère Bureau restant à Rome, états ecclésiastiques
(2) Nièce de Mme Récamier.

Please cite as “L653,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L653