To Adrien Beuchot   mars 1824

Mars [1824]

Mon bien cher ami, pardon, mille fois pardon de l'aventure du chapeau ! Mais comment pouvais-je me douter que ce chapeau ne fût pas celui que j'avais en allant chez toi ? J'y vis le nom du chapelier qui me les fournissait tous autrefois ; j'ai trois ou quatre vieux chapeaux que je ne sais pas distinguer ; je te renvoie celui que j'ai rapporté de chez toi, à ce que je crois.

Quant à la note, je vais la joindre ici ; mais il m'est revenu qu'on a trouvé mauvais que je me fusse mis sur les rangs pour une place dont le titulaire avait été déplacé de la manière que tu sais (2), qu'au lieu de voir dans la démarche que je fis près de lui un hommage que je trouve dû à ses travaux dans les sciences et au respect qu'inspire son caractère, lorsque j'allais lui demander un conseil sur ce que je devais faire et s'il préférerait que ce fût moi plutôt qu'un autre qui fût chargé des fonctions importantes, dans l'intérêt des sciences, qu'on lui enlevait, il avait paru mécontent de ma démarche auprès de lui. Je suis donc résolu à suspendre toute démarche jusqu'à nouvel ordre.

Attends donc que nous en avons causé de nouveau avant de faire aucune démarche ! Je t'irai voir incessamment pour examiner ce qu'il y a à faire. Voici la note : On sut à Paris, au mois de juillet 1820, que M. Œrsted avait observé en Danemark une action ignorée jusqu'alors entre un conducteur voltaïque et un aimant. On ne put croire à ce fait que quand on eut répété l'expérience, tant il était inattendu.

Ce fait fut l'occasion pour moi d'en découvrir plusieurs tout différents et au moins tout aussi inattendus : Deux conducteurs voltaïques s'attirent ou se repoussent suivant des circonstances que j'ai déterminées par de nombreuses expériences. Cette attraction mutuelle de deux conducteurs voltaïques est telle qu'on peut par son moyen produire, dans un de ces conducteurs, un mouvement de rotation qui va toujours s'accélérant jusqu'à ce que les frottements fassent équilibre à la force accélératrice. Ce mouvement continue alors uniformément malgré les frottements. Il persiste ainsi tant que l'électricité est en jeu dans les conducteurs voltaïques. J'ai montré ce fait sans exemple en physique à tous ceux qui ont voulu le voir. J'ai découvert l'action qu'exerce le globe terrestre sur un conducteur voltaïque que nul n'avait vue avant moi. J'ai déterminé par une suite d'expériences précises la formule mathématique qui représente la nouvelle force, jusqu'ici inconnue dans la nature, à laquelle sont dus tous ces phénomènes. La marche qui m'a conduit à cette formule sera toujours un modèle de celle qu'on doit suivre pour arriver à de telles formules par l'expérience seulement, et sans aucune supposition ; mais il existait trois sortes d'actions dont l'une exercée par les aimants sur des aimants était réduite en formule depuis longtemps, la seconde que j'y avais mis des conducteurs voltaïques les uns sur les autres, la troisième découverte par M. Œrsted n'avait été mise en formule par M. Biot qu'après que j'eus donné la mienne. Cette troisième action est celle qui a lieu entre un conducteur et un aimant.

Ces trois actions étaient représentées par trois formules indépendantes les unes des autres, tout à fait discordantes ; mais, en partant d'une conséquence que j'avais déduite d'autres expériences également de moi, savoir qu'un aimant agit précisément dans tous les cas comme un assemblage de petits circuits voltaïques, M. Savary a démontré le premier et j'ai continué, par des calculs qui me sont propres, que ma formule comprenait les deux autres qui en sont des conséquences mathématiques nécessaires. Par là il a été démontré, autant qu'on peut démontrer en physique, que telle est en effet la nature des aimants, ainsi que je l'avais annoncé dès 1820, et que les phénomènes qu'ils présentent sont de purs phénomènes électriques. La brochure ci-jointe donne une idée plus complète de tous les résultats d'un travail de trois ans formant une branche entière de physique absolument nouvelle.

Il m'a valu d'être mis au nombre des membres : De laSociété royale d'Édimbourg ; De la Société helvétique ; De la Société philosophique de Cambridge ; De la Société de Physique et d'Histoire naturelle de Genève.

Je n'avais jamais songé à demander des distinctions si honorables qui montrent assez le jugement qu'ont porté sur mes découvertes les savants étrangers. Tout ce qui a été fait par d'autres physiciens sur le même sujet est venu confirmer les vues que j'avais données. La brochure ci-jointe contient à la fin quelques pages que je publiai en 1820 sous le titre de Conclusions d'un mémoire sur..., lu à l'Académie royale des Sciences le 25 septembre 1820. On y trouve le germe de tout ce que j'ai fait depuis. Il suffit de le comparer à l'exposé des résultats obtenus depuis et consignés dans le reste de la brochure pour voir que j'avais comme prédit ceux-ci et que toutes ces découvertes sont venues en quelque sorte seulement confirmer d'une manière complète ce que j'avais d'abord annoncé.

Voilà, mon cher ami, la matière de la note ; mais tu sens bien qu'elle ne peut rester comme cela, quoiqu'elle ne contienne que la pure vérité. Je me suis exprimé comme je l'aurais fait en parlant d'un autre qui aurait inventé les mêmes choses. Si tu as pour moi toute l'amitié que tu m'as toujours montrée, tu récriras ce qui est entre deux étoiles en y faisant tous les changements que tu jugeras convenables et surtout en remplaçant la première personne par M. Ampère a fait, a trouvé, et en abrégeant le tout, s'il se peut, en conservant les faits.

Adieu, cher, mille fois cher ami, quelle reconnaissance ne te dois-je pas ? Mille respects, s'il te plaît, à Mme Beuchot. Ma sœur et ma petite se joignent à moi pour lui adresser mille choses ainsi qu'à ton aimable fille. A. Ampère

rue de l'Abbaye, 6, à Paris (1)

Please cite as “L655,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L655