To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   21 mars 1824

[576] Paris 21 mars 1824

Il y a longtemps que je ne t'ai pas écrit, mon bon fils. J'ai reçu plusieurs lettres de toi qui ont été environ trois semaines en route chacune ; deux contenaient des vers qui m'ont fait le plus grand plaisir. Je ne sais plus si j'ai répondu à celle qui contenait la première scène de la juive ; mais je suis sûr de ne t'avoir pas remercié de celle qui renfermait une bonne partie de la seconde. J'ai trouvé cela parfait, sauf un vers de cette dernière sur lequel j'aurai, quand tu seras de retour, à te faire une observation, d'après laquelle tu verras s'il est nécessaire de le changer. Cette observation s'est présentée à moi en le lisant. Comme il n'a d'ailleurs rien de particulier, j'ai oublié en quoi cela consiste. Il ne me reste que le souvenir confus d'une impression reçue que je retrouverai quand nous les relirons ensemble. Du reste, tout[est] parfaitement dans la vérité, et une foule de vers admirables gravent les traits des caractères avec une force et une justesse qui me plaisaient infiniment.

[577]Je n'ai pas eu besoin de te dire combien il fallait cacher à tous ceux à qui tu peux parler l'étourderie de mon cousin ; cela allait sans dire. Surtout à l'égard de Ballanche ; la moindre indiscrétion à cet égard lui aurait été bien fatale ; car c'est par Dupré, dont j'ai reçu aujourd'hui même une lettre à ce sujet, que j'espère qu'il sera placé. La chose paraît le plus grand bonheur qui pouvait lui arriver et serait perdue sans ressource si Dupré pouvait apprendre qu'il ait fait cette étourderie, qui ne montre au reste qu'une extrême susceptibilité. Il est bien heureux que je ne lui aie point encore parlé des 100 francs que tu lui as destinés ; il les aurait exigés et ils seraient dépensés à présent, au lieu qu'ils vont servir à l'habiller et à payer son voyage. Je vais donc lui dire ce que tu fais pour lui ; il t'écrira probablement pour te remercier, peut-être pour que tu fasses davantage pour lui ; mais, comme il va avoir un emploi qui lui donnera le moyen de ne manquer[578] plus du nécessaire, je ne pense pas que tu doives faire plus de sacrifices pour lui.

Tu te fais aisément une idée de tous les chagrins qui me déchirent ; tout semble conjuré contre moi. J'ai enfin tiré de ma sœur la note de ce qu'elle doit à boucher, boulanger, épicier, marchand de bois, etc. Cela fait frémir. Mais nous vivons avec tant d'économie à présent que j'espère qu'on parviendra à tout payer d'ici un an (pourvu qu'il n'y arrive pas l'obstacle que j'ai à redouter). Tu m'aurais été d'une grande consolation dans tout ce que j'ai passé d'affreux moments par diverses causes s'accumulant en même temps. J'en aurais trouvé dans ce que je viens de faire encore en physique ; mais il faut qu'un arrêté du Ministre, bon en soi et très utile à l'école Polytechnique, m'oblige à rédiger le cours que j'y fais, sans presque pouvoir donner un moment à autre chose, sans pouvoir écrire à Bredin qu'une seule fois depuis cinq mois, ni rédiger une seule ligne de mes travaux de physique. Quelques conversations avec[579] Savary m'y ont beaucoup aidé ; mais je le vois trop rarement. M. Becquerel fait d'admirables expériences nouvelles qui ajoutent encore aux preuves de ma théorie ; mais il faudrait que je pusse écrire et publier comme elles en sont une suite nécessaire. Et pas un moment pour le faire, il faut tout laisser là !

Ton absence fait sur moi comme la maladie du pays sur les Suisses et les Lapons. Ballanche a parlé de la nostalgie céleste ; je suis tourmenté de la nostalgie paternelle. Je ne dis pas cela pour contrarier ton voyage, mais pour t'engager à m'écrire bien souvent ; c'est le seul palliatif au mal que ton retour guérira. Dis-moi aussi l'époque où tu dois aller à Naples, si tu y vas. Je me tourmente de l'idée que tu le ferais quand le retour des chaleurs aura augmenté le danger de traverser les marais pontins. Tu sais bien qu'il ne faut pas dormir sur cette route quoiqu'il en coûte pour résister[580] au sommeil, et n'y a-t-il pas d'autres dangers ? N'y passe que de jour, je te le demande en grâce ; promets-moi dans ta première lettre que tu me l'accorderas ! Combien tu me ferais plaisir ? Aussi, si tu pouvais me dire, même par un très grossier à peu près, quel projet on a sur l'époque du retour à Paris ! Seulement pour le savoir, et avoir un but d'espérance ! J'espère que tu m'enverras, en même temps, la fin de ta seconde scène ou la troisième. Tes lettres peuvent seules me consoler de tout le reste, en attendant que je puisse te revoir content de ton voyage, mais un peu content aussi de te retrouver auprès de moi.

Comble Ballanche et Dugas d'amitiés de ma part ! Que le premier me pardonne d'avoir été dans l'impossibilité de lui écrire ! Que le second vous lise les admirables lettres qu'il a lues à Lyon à Bredin et à moi ; tous ceux[581] qui les entendront en seront ravis. Quand reverrai-je ces deux excellents amis ? Pourquoi faut-il que tout me manque à la fois ? Est-ce une main invisible qui arrange tout pour m'accabler ?

Beuchot a écrit à Ballanche l'espoir que j'avais eu un instant qu'un professeur obligé de quitter la chaire que j'ai le plus désirée depuis les découvertes en électricité dynamique, aurait vu avec plaisir que je fusse plutôt qu'un autre choisi pour le remplacer 1. Il n'en a pas été ainsi et je ne peux plus guère espérer que cela arrive. Cependant qui y a des droits comparables à ceux que m'y donnent ces découvertes ? Comme ma situation serait changée d'un état si pénible à un si heureux ! Et quels avantages, je puis bien le dire, n'en serait-il pas résulté pour la science que j'étais plus destiné à étendre que les mathématiques.

Je n'espérais plus rien à cet égard[582] et n'y songeais presque plus ; mais, depuis quelques jours, il semble que peut-être la chose pourrait de nouveau avoir lieu. Quand Arago a vu quels concurrents se trouvaient sur les rangs pour me la disputer, il s'est, à ce qu'il paraît, décidé à agir pour moi auprès des personnes qui ont des voix sur lesquelles il peut avoir de l'influence. Il est probable que, sur les dix-neuf voix des professeurs restants, j'en aurai plusieurs, peut-être un peu plus ou un peu moins de la moitié, et alors tout peut dépendre d'une voix 2. Si tu étais ici, tu m'aurais peut-être celles de MM. Rémusat et Naudet. Ce dernier y est entré dans une circonstance absolument semblable à celle qui se présente. Qui jamais s'est avisé de lui en faire un reproche ?

Ballanche, instruit par une lettre de Beuchot, peut te donner sur ce sujet plusieurs détails que je n'ai pas le temps de t'écrire. Nous nous portons tous bien, excepté que je suis un peu enrhumé. M. de Jussieu, de l'Institut, a été horriblement malade pendant près de quarante jours d'un catarrhe, auquel s'était jointe ensuite de la fièvre bilieuse. Il est enfin mieux et on le regarde comme hors d'affaire.

[583] Ma sœur et Albine t'embrassent de tout leur cœur et désirent presque aussi vivement que moi ton retour. Ceux pour qui tu m'avais chargé de tes amitiés et que j'ai pu voir, te rendent bien ton souvenir et m'ont beaucoup parlé de toi. J'ai reçu plusieurs compliments au sujet de la tragédie de personnes que je connais à peine. Ainsi ta réputation future commence à pousser des racines ; l'arbre s'élèvera ad auras lors de la première représentation. Adieu, cher ami, le plus cher de tous les amis et que tous les amis !

Adieu, Ampère ! écris-moi vite ; tes lettres sont tout pour moi. A. Ampère

Monsieur J-J Ampère Bureau restant à Rome, état ecclésiastique
(2) Voir A. 386, lettre à Beuchot. Ce professeur est Lefèvre Gineau.
(3) Il s'agit là du vote des professeurs du Collège de France auquel doit succéder, pour la présentation au ministre, un vote de l'Institut. L'assemblée des professeurs du Collège de France, composée surtout de littérateurs, avait peu qualité pour apprécier Ampère, auquel on reprochait de vouloir remplacer un professeur destitué et on lui opposait le minéralogiste Beudant [1787-1850]. On verra plus loin, pages 657 et 659, le rôle attribué par Sautelet et Ampère à de Sacy.

Please cite as “L658,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 28 March 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L658