To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   28 octobre 1824

28 octobre 1824

Cher ami, que ta lettre du 12 octobre m'a fait de bien ! C'était la seule consolation qui pouvait me rendre moins triste de ce qui m'est arrivé. Ce sont tous les projets de travaux renversés qui me tourmentent ; car on a arrangé les choses de manière que j'ai précisément le même revenu que l'année dernière, au moyen de ce qu'on m'a donné à l'Université, moyennant que je fasse des rapports sur les ouvrages de sciences soumis à l'examen du Conseil royal : les 1000 francs par année que j'aurais eus de moins par le changement de la place d'inspecteur général contre celle de professeur au Collège de France (2). Mais deux cours à faire à la fois, l'impossibilité de faire de nouvelles recherches sur la physique, de publier des ouvrages que je projetais, voilà ce dont je ne pouvais supporter l'idée. C'est cette fureur de la gloire scientifique qui est punie par l'événement comme elle méritait de l'être, puisque c'est une des causes qui m'ont écarté de ce que je n'aurais dû jamais abandonner, en m'occupant uniquement des découvertes de l'électricité dynamique. Il fallait que j'apprisse à me détacher même de ce désir immodéré de gloire où je mêlais sans doute trop d'orgueil. Quant à ce que tu me dis que je conserverais peut-être quelques mois mes trois places pour me mettre au courant de mes affaires, c'était impossible. On a arrêté mes appointements dès l'instant de la démission et, comme c'était le 22 septembre, je n'ai reçu qu'environ les deux tiers de ce mois. Ce qui m'a le plus accablé, c'est la découverte que j'ai faite seulement à l'occasion de la perte de ma place, du secret que ma sœur m'a gardé pour ne pas me faire partager les peines qui l'accablaient. Elle s'est tourmentée en silence du résultat des comptes qu'elle fit lorsque je lui remis tous mes appointements à condition d'acquitter toutes les dettes ; elle sut dès lors par ces comptes que je devais plus de 11000 francs. Elle me l'a caché près de cinq ans dans l'espérance de tout payer sans que j'eusse à me priver des douceurs de ma vie ordinaire ; mais, comme je reprenais sans cesse pour tant de dépenses, et surtout pour les instruments de physique, les frais d'impression, les réparations de la maison, les travaux faits au jardin, il reste encore au moins 4000 francs de dettes. A présent que je le sais, je pourrai, en me mettant à la plus stricte économie, tout acquitter dans l'année ; mais, si j'avais su plus tôt ma position, je me serais mis depuis longtemps à cette économie et peut-être que, la chose une fois établie, je me trouverais aujourd'hui sans dette et peut-être avec quelque avance. Mais pourquoi revenir sur un passé qui n'est plus en mon pouvoir ? Ne devrais-je pas plus tôt conserver tous mes regrets pour cet abandon des grâces que j'avais reçues auquel je me suis livré depuis cinq ans ? C'est là ce que je dois me reprocher toute ma vie. Au reste, ma sœur est si repentante d'un secret qu'elle m'a fait de l'état de mes affaires, elle souffre tant de ce qui vient d'arriver, que je ne lui ai fait déjà que trop de reproches. Heureusement que, comme elle n'était pas ici quand j'ai tout su de Louise qui avait fait avec elle dans le temps le compte des 11000 francs de dettes, et que j'eus le temps avant son retour de reconnaître la main de Dieu dans le coup qui me frappait et de prendre la résolution de ne pas accroître ses peines par l'explosion des miennes, j'ai surmonté, avec le secours céleste que j'avais imploré, cet horrible penchant à la colère auquel je me serais livré à toute autre époque. Il y a même eu, entre nous, des conversations de regrets mutuels et d'amitié qui ne peuvent que bien faire. Elle est bien bonne, bien à plaindre de ses regrets et n'a agi que pour ne me pas faire un chagrin qui, à la vérité, eût été peu de chose en comparaison de celui que j'ai éprouvé. Elle fondait dans la masse tout ce dont elle pouvait disposer de son revenu particulier et se croit obligée à continuer de le faire jusqu'à ce que toutes les dettes soient payées, comme ayant contribué, par son silence sur l'état de mes affaires, à me mettre dans la situation où je suis. Notre vie est à présent triste, calme et uniforme ; ton retour pourra seul y remettre un peu de joie. Quel bonheur je me peins à te revoir après une si longue absence ! J'espère encore quelques lettres de toi, d'ici à ce que je puisse t'embrasser ; elles seront la seule consolation que je puisse goûter. Ma sœur t'a écrit à Venise ; je juge, d'après ton itinéraire, que celle-ci ne peut plus t'atteindre qu'à Milan où je l'adresse. J'en joins une d'Albine ; combien elle et ma sœur t'aiment et désirent ton retour ! Nous t'embrassons tous mille fois ; ma cousine aussi me parle de toi avec une vraie amitié. Elle est bien bonne aussi pour nous. Je prépare à la hâte mon cours de physique, n'ayant presque rien fait pendant le mois qui vient de s'écouler dans le chagrin. Je n'ai pu t'écrire plus tôt. Je ne sais quand je pourrai trouver le temps d'écrire à Ballanche et c'est pourquoi je lui adresse la fin de cette lettre ; tu pourras la séparer du reste pour la lui donner. Ton père t'embrasse aussi tendrement qu'il t'aime, excellent fils. A. Ampère. P.-S. -- Si tu passes par Lyon, n'est-ce pas que tu y verras Bredin pour causer de moi avec ce véritable ami, le plus tendre et le plus dévoué des amis ?

[à Rome]

Please cite as “L675,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L675