To Denis Mgr Frayssinous   11 novembre 1824

[11 novembre 1824]
[21] Monseigneur,

Votre Excellence ne sait que trop le chagrin que j'éprouvai lorsque, le 21 septembre dernier, je fus mandé au chef-lieu de l'Université pour recevoir une communication de la part de Votre Excellence et que j'y appris qu'elle désirait que je donnasse sur-le-champ ma démission de la place d'Inspecteur général des études en la motivant de manière que cette démission parût absolument volontaire de ma part. Ce coup imprévu fut d'autant plus pénible pour moi qu'ayant consulté les professeurs du Collège de France qui m'avaient montré le plus d'intérêt, je m'étais assuré que je pourrais disposer le cours de physique dont je venais d'être chargé de manière à pouvoir m'absenter quand mes fonctions d'Inspecteur général l'exigeraient. Dès lors, je ne songeai plus qu'à quitter la chaire que j'occupe à l'école royale Polytechnique, la seule qui ne put se concilier que difficilement avec ces fonctions.

II est vrai qu'à l'époque où je [22] sollicitais celle du Collège de France, j'avais dit à différentes personnes que, dans le cas où je l'obtiendrais, j'étais disposé à renoncer, soit à la chaire que je remplis à l'école Polytechnique, soit aux fonctions d'Inspecteur général ; mais, si j'ai pu paraître hésiter un instant entre ces deux emplois, mon choix était irrévocablement arrêté depuis plusieurs mois. J'avais dit à M. de Luynes que c'était la chaire de l'école Polytechnique que je voulais quitter pour rester Inspecteur général. Dès le mois d'avril je l'avais dit à M. Poisson. Il en parla peu de temps après à une séance d'une Commission composée de MM. de Laplace, Binet, Poisson, de Prony et Cauchy, tenue longtemps avant ma nomination au Collège de France et je déclarai de nouveau à ces Messieurs quelle était à cet égard ma résolution. Non seulement mon unique désir était de consacrer exclusivement à la physique tout le temps que pourraient me laisser les fonctions d'Inspecteur général ; mais ce choix m'était imposé par la crainte trop bien fondée de ne pouvoir mener de front les deux cours, l'un à l'école Polytechnique, l'autre au Collège de France, sans compromettre ma santé de la manière la plus grave, puisque, quand j'ai voulu faire deux cours à la fois il y a quelques années, une affection de la gorge dont je me ressens toujours m'a obligé de les interrompre et qu'en 1821 je n'ai pu échapper au danger dont elle me menaçait qu'en m'astreignant pendant plusieurs mois à un silence presque absolu.

Quand on me fit connaître les intentions de Votre Excellence, je ne pus dissimuler à M. Petitot [23] et à M. de Luynes toute la douleur que je ressentais de la décision de Votre Excellence. Je leur dis et mon projet de renoncer à l'école Polytechnique et les motifs qui me déterminaient. L'intérêt que ces Messieurs me témoignaient me porta à les prier d'obtenir de Votre Excellence que je pusse être admis en sa présence pour les lui exposer moi-même avant de donner ma démission ; mais il me fut répondu que rien ne pouvait changer ce qui était arrêté et, tandis que j'insistais encore pour paraître devant Votre Excellence, elle venait de quitter le chef-lieu de l'Université et ce ne fut qu'après que M. de Luynes m'eut assuré qu'il avait dit à Votre Excellence le désir que j'avais de quitter l'école Polytechnique pour rester attaché à l'Université, mais que sa décision tenait à des arrangements généraux qui la rendaient irrévocable, ce fut alors, Monseigneur, que mes raisons, mes convenances personnelles, mes répugnances, tout dut céder au désir de vous prouver une soumission sans réserve et que j'adressai à Votre Excellence ma démission motivée de la manière qui me paraissait la plus propre à remplir ses vues.

[24] Vous avez daigné, Monseigneur, me donner depuis deux marques de confiance qui, en m'inspirant la plus vive reconnaissance, ont adouci le chagrin que j'avais éprouvé en voyant renverser tous les projets que j'avais formés pour le reste de ma vie : projets qui reposaient sur la détermination que j'avais prise de renoncer à la chaire que j'occupe à l'école Polytechnique. Mais j'ose me flatter que Votre Excellence permettra à un père de famille d'attirer son attention sur la situation où la perte de la place que j'avais dans l'Université peut me réduire ainsi que mes enfants. Les fureurs de la Révolution qui m'ont privé du père le plus vertueux, une des premières victimes immolées par le tribunal révolutionnaire de Lyon, m'ont enlevé presque toute fortune patrimoniale. J'avais vingt-deux ans de services dans l'Instruction publique lorsque j'ai donné ma démission. Dans quelques années j'avais droit à une pension de retraite égale à la moitié de mes appointements d'Inspecteur général. Je sais que cette pension, ne pouvant être réunie avec un traitement d'activité, n'aurait [25] été une ressource pour moi que si l'état de ma santé et les infirmités de la vieillesse m'obligeaient un jour de renoncer au professorat ; mais ce cas peut arriver et que deviendrais-je alors ? Que deviendraient mes enfants ?

D'après les règlements relatifs aux pensions de retraite, lorsqu'on quitte l'Université avant vingt-cinq ans de service, ces pensions sont au choix de Votre Excellence accordées ou refusées après que le Conseil d'état a examiné les titres de ceux qui y prétendent, d'après l'avis du Conseil royal de l'Instruction publique, Mais les Inspecteurs généraux des études que l'ordonnance du 22 septembre dernier n'a pas conservés y trouvent du moins l'assurance d'une pension de retraite égale à la moitié de leur traitement : pension qu'ils ne peuvent [26] toucher, il est vrai, tant qu'ils remplissent d'autres places, mais dont ils jouiraient sans difficulté s'ils venaient à les perdre.

Les nouvelles marques de confiance dont Votre Excellence vient de m'honorer ne me laissent pas même la possibilité de penser qu'il eût été dans l'intention de Votre Excellence qu'un acte d'obéissance à ce qui m'était prescrit de sa part, rendît, à l'égard de la pension de retraite, ma position pire que celle des Inspecteurs généraux qui n'ont point été maintenus par l'ordonnance du 22 septembre. Vous n'avez pas voulu, Monseigneur, qu'en renonçant à la place d'Inspecteur général des études, je perdisse les droits que vingt-deux années de services me donnaient à une pension de retraite. Trois années de plus m'assuraient une pension égale à la moitié de mon traitement. Ces [27] trois années me sont retranchées par une circonstance indépendante de ma volonté. M'opposera-t-on ma démission et la lettre rigoureuse des statuts ? Votre équité, Monseigneur, votre bonté paternelle ne me permettent pas de m'arrêter à cette pensée. Votre Excellence jugera sans aucun doute que je dois être assimilé, sous le rapport de la pension de retraite, aux Inspecteurs que l'ordonnance du 22 septembre n'a point conservés dans l'exercice de leurs fonctions, et c'est avec une pleine et entière confiance que je supplie Votre Excellence de vouloir bien communiquer ma réclamation au Conseil royal de l'Instruction publique, afin que, procédant à la liquidation de ma pension de retraite, il en fixe le taux au minimum déterminé par ladite ordonnance. Cette fixation ne sera de longtemps une charge pour l'Université puisque je ne pourrais en jouir que si je perdais tout [28] autre emploi ; mais je dois songer à l'avenir plus encore pour mes enfants que pour moi. Je sens que je me livrerais au travail avec plus de liberté d'esprit, peut-être aussi avec plus de succès, si j'étais assuré de retrouver, dans le cas où l'état de ma santé m'éloignerait des fonctions de l'enseignement, une pension de retraite qui deviendrait alors mon unique ressource 1.

Je suis avec le plus profond respect, Monseigneur, de votre excellence, le très humble et très obéissant serv[iteu]r

(2) Cette question de la retraite finit par être réglée le 23 mai 1825. On lui accorda, pour l'avenir, 2400 francs pour 22 ans et 7 mois de service : soit à Bourg, 1 an, 2 mois et 25 jours ; à Lyon, 5 ans 6 mois et 9 jours ; il Paris, 15 ans et 10 mois du 21 novembre 1808 au 21 septembre 1821. Ampère devait d'ailleurs le 7 mai 1828 obtenir d'être réintégré comme Inspecteur des études en échange de sa démission à l'École Polytechnique.

Please cite as “L677,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L677