To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   21 août 1827

[333] Daumont 21 août 1827

M. Gillet de Laumont m'a amené hier ici en sortant de la séance de l'Institut ; je retournerai demain matin à Paris. C'est ici que tu es venu me voir il y a dix ans ; nous fûmes ensuite demeurer à Eaubonne, où tu composais Rosemonde. Ce parc de Laumont ne m'a retracé que des souvenirs d'un temps heureux pour moi, mais que le contraste avec ce que j'éprouve actuellement !

J'ai eu une véritable joie du mariage d'Adrien 1 si longtemps attendu et dont il me fit part le jour même de ta naissance, le dimanche 12 août. Il t'en a écrit. Je pense que la célébration aura lieu dans dix ou douze jours.

Depuis qu'un autre mariage, dont la communication m'a fait éprouver un sentiment bien contraire, était décidé, j'allais moins souvent chez M. Cuvier sans cependant de manière à ce qu'on pût le remarquer. Je n'y avais pas été le samedi précédent et je vins à me souvenir, il y a aujourd'hui huit jours, un mardi 14 août qui ne sortira jamais de ma mémoire, que Mme Cuvier m'avait demandé une lettre de recommandation pour un jeune homme de ses parents qui doit être examiné par l'école Polytechnique. J'en avais oublié le nom et je ne sais quel instinct me poussa à l'aller demander ce jour-là. Mlle Cuvier, dont les crachements de sang avaient recommencé avec plus de gravité, était couchée sur un canapé. Comme on lui avait défendu de parler[334] autrement que très bas, elle me fit signe d'aller lui parler, comme pour me donner le nom de son jeune parent ; mais, quand elle me l'eût dit, elle se mit à me demander de tes nouvelles et me fit décrire ton voyage dans le plus grand détail. Elle était plus pâle que je ne l'avais encore vue ; je voyais combien elle souffrait, l'oppression étant déjà très forte. Cette marque d'intérêt pour toi me pénétra d'attendrissement ; je sentis comme un pressentiment qu'elle me parlait pour la dernière fois. J'étais d'autant plus touché que l'arrivée de M. Du Parquet ne l'empêcha pas de continuer cette petite conversation avec moi encore quelque peu de temps. Il vint alors s'en mêler. Mme Cuvier se mit à parler d'autre chose avec moi, me fit jouer aux échecs, me gagna parce que je n'étais pas à mon jeu et je m'en fus bientôt après plein de ce pressentiment qui ne semble que trop près de se réaliser. Le crachement, ou plutôt le vomissement de sang a été toujours en augmentant et à de moindres intervalles. Samedi il y eut une consultation de médecins.

Dimanche, je fus avec ma sœur et Albine chez Mme de Jussieu qui nous en parla comme si l'on désespérait de sa vie.

[335]Hier, à l'Académie, Frédéric Cuvier me dit qu'elle était toujours aussi mal. Je sais que, si elle guérit, ce sera pour se marier avec M. Du Parquet ; elle le serait déjà sans ces accidents, le jour avait été pris ; mais le sort d'un être si accompli ne m'en fait pas éprouver moins de peine. Au reste elle peut se rétablir ; car ce n'est pas une maladie toujours mortelle que ces vomissements de sang de la poitrine. C'est une maladie aiguë qui peut guérir et non la langueur sans remède qui résulte de la destruction lente du poumon, comme ce pauvre Fresnel.

J'étais bien aise de venir à la campagne ; il me semblait qu'en quittant Paris j'y laisserais un peu de mes chagrins. Mais cela ne m'a pas bien réussi, il pleut et tu sais qu'il n'y a pas de conversation possible avec cet excellent Gillet de Laumont. Que c'est triste d'être ainsi sourd, de l'être depuis 60 ans, pour s'être laissé tomber dans l'eau après dîner et avoir été soigné par un médecin ignorant de la maladie qui en résulta !

Tout ce que je vois, tout ce qui m'arrive m'affecte péniblement. Tu comprends que les événements généraux y sont pour quelque chose ; mais mille autres choses s'y joignent. Par exemple, on va remplacer Fresnel à l'Institut.

[336] Savart, auteur de belles découvertes sur la vibration des corps sonores solides, sur celles de l'air dans des vases de diverses formes, etc., etc, a évidemment le plus de droits ; Becquerel en a beaucoup aussi. On regardait la nomination de Savart comme sûre. M. Gay-Lussac a voulu qu'on retardât pour ne pas différer de deux jours le voyage qu'il avait à faire dans son pays. On attend maintenant son retour et l'intrigue travaille en attendant, si bien qu'il y a grande apparence qu'on nommera le concurrent le plus dénué de titres réels, mais beau parleur 2.

A l'exception de cette terrible maladie de Mlle Cuvier, j'ai laissé en quittant Paris tous ceux que tu connais en bonne santé. Dis-moi si tu as trouvé à Stockholm la lettre que j'ai écrite il y a déjà bien longtemps, avec une lettre de M. Olivier pour l'aumônier de la princesse royale, si fort en langue scandinave, etc. Il y avait aussi des commissions que je te prie toujours de faire. Adieu, mon cher fils, je t'embrasse mille fois de toute mon âme. A. Ampère

poste restante à Stockholm (Suède)
(2) Adrien de Jussieu que Jean-Jacques aurait voulu faire épouser à sa sœur Albine, épousait sa cousine Félicie dont le même Jean-Jacques avait été un moment amoureux.
(3) Savart remplaça Fresnel le 5 novembre 1827 et Becquerel fut élu en 1829.

Please cite as “L709,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L709