From Claude-Julien Bredin   27 avril 1828

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Cher ami, ta lettre du 27 mars dernier m'a fait un bien grand plaisir. Mais quel malheur que tu ne puisses pas raccrocher ta place des voyages ! (1) Je m'en afflige et ne m'en étonne pas plus que s'il s'agissait de moi. Nous n'avons ni bonheur ni savoir-faire. Je connais bien des gens qui, dans les mêmes circonstances où tu t'es placé, seraient bientôt redevenus inspecteur. Mais nous, nous savons faire des sottises et ne savons pas les réparer.

Songe donc au plaisir de se revoir après une séparation de tant d'années ! Songe donc que les probabilités de nous revoir pendant l'exil diminuent chaque jour ! Tu as d'ailleurs trop de travail comme professeur ! Il importerait à ta santé que la vie active de l'inspecteur fût combinée à la moitié de ta vie de professeur.

Du reste tout ce que j'entends de toi est on ne peut plus satisfaisant dans le rapport de la santé, comme sous tous les autres.

Je tenais à voir Bonjour avant de te répondre - et le temps s'est écoulé - un mois s'est passé.

Je l'ai enfin rencontrée la digne physionomie de ce digne ami porte l'empreinte du chagrin. Tu suis les malheurs de Thévenin puisque Bonjour t'a écris. Il me charge de te dire que si tu pouvais intéresser quelqu'un à l'affaire dont il t'a prié, cela vaudrait[mieux] que de faire intervenir la députation lyonnaise. On lui a dit que si tu parlais à Ballanche, tu pourrais tout obtenir car il pense que notre ami voit qq ministre chez Mme Récamier.

Je lui ai observé que ce n'est pas aussi facile qu'il le croit. Car j'ai ouï dire qu'un ministre ne se charge[347] pas aisément de solliciter des faveurs auprès d'un de ses collègues. Mais je lui ai dit qu'il pouvait être bien assuré que vous ferez l'un et l'autre tout ce qui dépendra de vous pour l'obliger. Tu n'as pas besoin que je te renouvelle cette affaire, il suffit de t'en avoir parlé. Je te dirai seulement que la détresse de cette maison est grande. Qui mieux que moi connaît ton ardeur à servir tes amis. Ce que tu me dis de ton retour vers l'âge de 17 ans ne me fait pas peur. C'est le plus bel âge de la vie, je ne serais pas fâché de te voir y retourner, non pas toutefois que je croie que ce soit, comme on le répète tous, que ce soit l'âge du bonheur. Plus je vais, plus j'avance dans la vie et plus je vois qu'il n'y a point d'âge du bonheur, qu'il n'y a point de bonheur, que le bonheur n'est pas de ce monde.

Des jouissances plus ou moins vives, ou bien au contraire calme et tiédeur. Voilà tout ce que l'homme peut espérer ici-bas et je ne saurais admettre que cela constitue un véritable bonheur. Je ne dis au reste cela que d'après mes observations sur les hommes qui passent pour heureux. Quant à moi, ma première enfance a été si triste que j'étais très persuadé que mes maux ne pouvaient que demeurer avec l'âge - j'attendais le bonheur - à seize ans je commençais à concevoir que je ne serais jamais heureux, mais me disais que je ne serais jamais aussi malheureux que je le suis à présent. Quelle erreur ! L'angoisse est toujours allée en augmentant. Il me semble toujours que je suis parvenu au nec plus ultra.

J'ai eu de bien grandes jouissances, mais jamais sans éprouver en même temps des douleurs, tout aussi vives. Je me rappelle dans ces 52 ans de vie bien des douleurs que n'accompagnait pas le moindre plaisir, mais je ne me rappelle pas un seul moment de plaisir que je ne puisse dire : telle douleur y était jointe. C'est ainsi qu'à présent quand j'entends de la musique de Mozart, et je choisis cet exemple parce que la musique, tu le sais, est de toutes les choses du monde celle qui[manque]. Mais mon ami, à quoi bon te répéter ce que tu sais tout aussi bien que moi.

La politique est donc la seule chose qui puisse encore t'émouvoir ! Si tu m'avais dit cela il y a quelques années, je ne l'aurais pas compris. J'aurais trouvé que c'était un malheur. Des expériences mal faites, des réflexions appuyées sur des observations isolées m'avaient amené à un dédain qui allait jusqu'à la haine pour toutes les théories politiques. Je trouvais bien déplorable que des esprits du premier ordre comme Camille Jordan, Ampère, Ballanche, Dugas s'occupassent d'une telle science. Je ne me rappelle pas sans un certain sentiment de honte la lettre que je t'écrivais il y a une vingtaine d'années pour te ramener au catholicisme romain et sans admirer ta patience. L'ami Roux t'a fait un triste cadeau quand il m'a mené déjeuner chez toi au Lycée !

J'espère que la santé de ton gendre se rétablira complètement. Je compte plus sur l'exercice que sur tout le reste. J'y compterais plus encore si on savait varier le grand remède universel, Ou prenant la promenade à pied, à cheval, la voiture, on a toujours une même action. Je dois aux exercices de gymnopédie d'avoir une santé bien meilleure qu'autrefois, elle serait bien plus mauvaise sans cela. J'éloigne une hémiplégie qui depuis l'âge de 7 ans cherche à s'établir en moi. A cette époque on avait désespéré de moi. M. Willermoz arrive de Montpellier et m'ordonne des courses des bains froids. J'ai négligé ces grands moyens et je m'en allais quand un article de la Décade philosophique m'a fait connaître les bains d'air de Franklin. Enfin j'ai trouvé la méthode convenable il y a 5 ou 6 ans.

Mille choses amicales à ton fils dont j'attends beaucoup. Son voyage, surtout les voyages [illisible]. J'ai lu dans Le Globe des articles de lui qui m'ont ravi et j'en trouverai peut-être encore quand on me portera cet intéressant journal. Adieu cher ami, je t'embrasse de toute mon âme. C-J Bredin

[348]A monsieur Ampère, rue des fossés S[ain]t Victor n°19 à Paris

Please cite as “L723,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 18 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L723