To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   19 février 1802

[1293] Du vendredi à 7 h[eures] du soir [19 février 1802, 30 pluviôse]

Que de temps s'est écoulé, ma bonne amie, depuis que je t'ai quittée ! La variété des objets et des affaires qui m'ont occupé se joint à l'ennui de ton absence pour me faire croire qu'il y a plus de huit jours que je suis parti de Lyon. Je courus en te quittant dire adieu à Marsil et à ton cousin et chercher Ballanche de peur qu'il ne restât fâché contre moi. Il ne put m'accompagner et je m'en trouvai plus libre. J'arrivai un quart d'heure trop tôt et, voulant en profiter en voyant quelqu'un[1294] de ceux que tu aimes, je fus chez la cousine Empaire ; je ne trouvai que son mari, que j'embrassai de bon cœur et qui me promit de te porter mes adieux. Je te voyais toujours devant mes yeux [illisible] \comme je t'avais/ laissée. Cette idée me poursuivait , ma trop bonne amie. Pourquoi es-tu si bonne que de tant t'affliger pour moi ? Je ne suis arrivé qu'à sept heures du matin à cause que la voiture s'est embourbée deux fois. J'ai été chez M. Riboud 1, chez les jurés, chez le préfet. Les jurés [illisible] m'ont fait un acte que j'ai été reprendre et porter chez le préfet 2. Il m'a très bien reçu les deux fois. M. Riboud [1295] m'avait invité à dîner. J'y ai été à 1 heure ; sa femme te plaira quand tu la verras ; mais elle a de grands enfants qui me paraissent bien peu aimables. Elle avait retenu à dîner un petit professeur de mes confrères 3 pour nous lier.

Ce jeune homme me plaît fort ; il loge hors du collège parce qu'il est marié. Il m'a conduit chez ses collègues avec toute la complaisance possible. Nos courses ont été assez infructueuses. J'ai pourtant vu en tout trois des professeurs, et le bibliothécaire qui était venu chez M. Riboud après le dîner. Il a l'air bien bête.[1296] Je viens de quitter celui qui m'a montré tant de complaisance ; il s' appelle Beauregard. Je reviens à toi, ma Julie. Je reviens écrire le journal que je t'avais promis et qui va être, tant que tu seras loin de moi, la seule occupation qui me soit douce. Je me trouve séparé de toi comme pendant ma rougeole. L'absence doit être plus longue, mais tu m'aimes davantage ; voilà ce qui met mon cœur, quoique plus triste, à peu près dans le même état. Ma bonne amie, qu'il sent bien tout ce qu'il te disait alors ! Qu'il sent mieux[1297] encore tout ce que tu as depuis fait pour lui ! Tu m'as sacrifié ton repos et ta santé, ma bonne amie, et tu pleures mon absence comme tu pleurais sous l'amandier quand tu craignais pour ma vie, dans le temps où je ne t'avais point encore fait de mal.

Sois tranquille sur ma santé, je me porte bien ; que je voudrais que la tienne fût aussi bonne ! Et mon petit, comment va-t-il ? Appelle-t-il papa ?

J'aurai six ou sept jours de liberté aux environs de Pâques. Mais faudra-t-il[1298] que j'attende jusque-là le bonheur de te voir ?

Du samedi soir J'ai manqué ce matin l'occasion de t'envoyer ma lettre, ma bonne amie, et l'on m'a dit ce soir qu'elle ne pourrait partir qu'après-demain, parce qu'il n'y avait de courriers que les jours impairs de la décade : aujourd'hui, après-demain et toujours en suivant de même d'un jour l'un. Je vais chercher à diminuer l'ennui que me cause ce contretemps en continuant mon journal.

J'ai porté ce matin mes lettres de recommandation : Celle de M. Allard à son adresse. M. Joly ni sa femme n'y étaient.[1299] J'ai remis la lettre à M. Joly, père, qui la fera parvenir. A M. de Bohan, vieux militaire, chimiste et physicien, qui m'a retenu à dîner. Chez Mme de Joux, sa sœur, qui m'a fait l'accueil le plus distingué et m'a dit que son fils suivrait mon cours. Chez M. André, l'inspecteur des contributions, qui, d'après les lettres des deux Martin, père et fils, m'a forcé d'accepter un logement chez lui. C'est chez lui que je t'écris ; il est allé au bal et, comme[1300] il m'avait donné toutes ses clefs, je me suis installé dans sa maison vide.

J'ai passé ce matin chez le préfet pour avoir ma nomination. Je ne l'aurai que demain. Mais elle sera, m'a-t-on promis, datée d'aujourd'hui premier du mois. J'ai dîné chez M. de Bohan.

Je me suis mis en pension à 40 francs par mois, chez M. Beauregard. On me demandait 60 francs à l'auberge de Renaud, où il fallait[1301] manger avec les plus grands sottisiers que j'aie vus de ma vie. Cela passait toute expression. Je viens de souper chez Beauregard, pour ne pas retourner dans ce corps de garde, où je n'ai pris qu'un repas, le souper d'hier.

J'ai vu ce soir le cabinet de physique, le laboratoire de chimie, et l'unique petite chambre avec alcôve, petit débarras à mettre un peu de bois, et un grand grenier que je n'ai pas vu. En voici le plan.[diag] Cette chambre est tapissée d'un papier appartenant à mon prédécesseur.

[1302]Je n'achèterais pas ce papier pour six sous. D'ailleurs il peut le déchirer, car on m'a promis un autre logement. J'ai été fort content des machines de physique. Le laboratoire de chimie a un grand manteau de cheminée, par où doivent s'exhaler toutes les vapeurs nuisibles.

Il y a assez de ressources pour les différentes expériences ; je n'ai pu, d'ailleurs, qu'y jeter un coup d’œil très rapide. M. Tissier, l'ex-professeur, m'a écrit pour me demander mon adresse et l'heure où il pourrait me voir, ou pour me prier de passer chez lui. Je m'y suis fait conduire[1303] par la portière de l'école centrale, bonne et pauvre femme, mère de six enfants, qui ne se peut tirer d'affaire qu'en faisant la chambre et les commissions des professeurs. Elle avait déjà balayé et bien nettoyé la petite chambre dont je viens de te donner le plan.

Mme Beauregard, qui n'avait plus de domestique depuis que sa cuisinière était malade, en a arrêté une nouvelle aujourd'hui ; le domestique de M. André, qui a apporté mon paquet chez son maître et que je n'ai pas encore vu, est[1304] à mes ordres ; ainsi je ne manquerai pas de gens pour mes commissions.

Pour ne pas défaire mon paquet, je t'écris avec le papier, les plumes et l'encre de M. André. Il veut que j'use de tout ici comme si j'étais chez moi, et cela durera jusqu'à l'arrivée de mon lit et de mon bureau, que je ferai porter dans ma petite chambre de professeur.

Je n'aurais pu me passer sans grande difficulté de mes certificats et de mon congé ; mais mon passeport m'a été inutile 4. Je vais enfin me dédommager,[1305] ma bien-aimée, d'une journée toute de fatigue en te disant encore ce que tu sais si bien, que je t'aime, que je ne vis que pour t'aimer, heureux du seul bonheur que je trouve près de toi : à Lyon, en réalité, à Bourg, en espérance. La peine que je t'ai faite en partant, tes larmes qui me sont restées sur le cœur, et le délabrement de ta santé, voilà le tourment de ma vie. Ton absence cessera pour moi, ta santé reviendra, et je n'aurai plus qu'un événement à désirer, celui dont l'espoir a tout déterminé. Adieu, ma bonne Julie, dors bien cette nuit ; je vais m'endormir[1306] avec ces douces rêveries de bonheur et ton image près de moi. Pense aussi un peu à moi ; rêve que, si tu ne me sens pas près de toi, c'est que je me retire bien au bord du lit à colonnes pour ne pas troubler ton sommeil.

Du dimanche matin - L'accueil que j'ai reçu de M. André étant entièrement dû aux lettres de recommandation des deux messieurs Martin, j'ai cru absolument nécessaire de leur écrire une lettre de remerciements ; je l'ai adressée au fils. Je suis sûr qu'elle ne te plaira pas ; mais, si tu ne la trouves pas absolument déplacée, tu me feras bien plaisir de la[1307] cacheter et de l'envoyer à son adresse.

Du dimanche soir - Je viens chaque soir te dire que je t'aime, ma charmante amie, et te rendre compte de ma conduite. Je n'ai fait que des pas inutiles toute la matinée pour tâcher de trouver une heure commode pour les six personnes qui doivent être présentes à mon installation, qui ne pourra avoir lieu, après bien des dits et dédits, qu'après-demain, à 8 heures du matin. J'ai reçu ce matin à 10 heures l'acte de ma nomination. Il est en bonne forme. J'ai vu, cette après-dîner, M. Tissier qui s'est lamenté tout à son aise. Si tu m'écris, comme je l'attends avec le plus vif désir, adresse ainsi tes lettres au citoyen Beauregard, professeur[1308] d'histoire à l'école Centrale du département de l'Ain, près l'église Notre-Dame, à Bourg, pour remettre s. 1. p. au C. Ampère. Fais-moi le plaisir d'acheter et de m'envoyer le plus tôt possible l'ouvrage intitulé : Description et usage d'un cabinet de physique, par SIGAUD DE LAFOND *. Rien n'est plus important pour moi. Adieu, ma bonne Julie. Tu sais tout ce que mon cœur te dit et cette lettre est déjà assez longue pour te l'avouer. A. AMPÈRE

A Monsieur Périsse-Marsil, libraire, rue Mercière, n° 18, pour remettre à Mme Ampère-Carron, à Lyon.
(2) Thomas Riboud, né à Bourg, procureur du Roi à Bourg en 1779, procureur général de l'Ain en 1790, membre de l'Assemblée législative en 1792, emprisonné pendant la Terreur, du Conseil des 500 en 1798, professeur d'histoire philosophique à l'École centrale de l'Ain, devint membre du Corps législatif de 1806 à 1811.
(3) Les Écoles centrales départementales, qui cédèrent la place à l'Université, avaient été instituées par un décret du 25 février 1793, remanié le 25 octobre 1795. Les professeurs étaient élus par un jury d'instruction. Leur salaire fixe était celui d'un administrateur de département. Mais il s'y ajoutait une part proportionnelle dans la rétribution annuelle des élèves, déterminée par l'administration de département et ne pouvant excéder 25 livres par élève. En 1801, d'après l'Almanach national, les professeurs de Bourg étaient MM. Gascuel pour le dessin ; Luc pour l'histoire naturelle ; Valencot pour les langues anciennes ; Clerc pour les mathématiques ; Tissier (prédécesseur d'Ampère) pour la physique ; Durand pour la grammaire générale ; Mermet pour les belles-lettres ; Beauregard pour l'histoire. M. Chapuis était bibliothécaire. L'acte de nomination d'Ampère porte : « Bourg, le 30 pluviôse, an 10 [18 février 1802]. Vu le procès-verbal dressé par le jury d'instruction publique à la date de ce jour, duquel il résulte qu'après avoir examiné le Citoyen André-Marie Ampère..., il est convaincu que ledit Citoyen Ampère réunissait toutes les conditions requises pour occuper la place de professeur de physique près l'École centrale de ce département en remplacement du Citoyen Tissier, révoqué d'après une décision du Ministre de l'Intérieur en date du 24 frimaire dernier [16 décembre 1801], arrête que le Citoyen Ampère sera installé dans ses fonctions le 1er ventôse par les membres du jury d'instruction publique, après avoir toutefois souscrit la promesse de fidélité à la constitution de l'an VIII.
(4) Beauregard.
(5) Le congé définitif d'Ampère, en date du 12 déc. 1800, porte : Taille 1,774. Cheveux et sourcils blonds. Yeux gris Nez gros.

Please cite as “L73,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 19 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L73