To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   16 juillet 1830

[596] Cahors 16 juillet 1830

Cher ami, j'espérais beaucoup trouver à Cahors une lettre de toi m'annonçant ton arrivée à Paris. J'ai été trompé dans cette attente avec chagrin et presque avec inquiétude, comme si quelque accident t'avait retenu en route. J'ai ensuite pensé que, pour faire d'une pierre deux coups, tu auras attendu pour m'écrire d'avoir été à la Ferté-sous-Jouarre afin de me donner à la fois des nouvelles de ton arrivée à Paris et de celles d'Albine, de Gabriel et des Jussieu. Je n'en attends pas avec moins d'impatience que tu m'écrives ton arrivée à Paris, et à la Ferté-sous-Jouarre si tu y es allé comme je le pense. Je voudrais bien aussi que tu me dises, seulement par curiosité, ce que tu sais de ce qui est arrivé à un tableau complet des sciences que j'ai mis à la poste en quittant Bordeaux, avec une double adresse : à toi à Marseille, si tu y étais encore, pour que tu le remisses à Gasparin en passant à Orange ; à Gasparin à Orange si tu n'étais pas à Marseille. Sait-tu ce qui en est arrivé ? Si tu le sais, marque-le-moi  ! Au reste, ce tableau n'est plus bon à rien que comme monument historique de ce que j'ai fait à Bordeaux. Perfectionné pendant mon séjour à Pau, il n'a été complètement arrêté qu'à Toulouse. Il l'est à présent d'une manière à jamais[597] immuable. Les changements ont surtout consisté dans des transpositions d'ordres. J'ai cru devoir mettre les langues, la littérature et les beaux-arts avant les sciences historiques et politiques proprement dites. J'ignore si j'ai eu raison. Mais cela suit l'ordre naturel parce qu'on a d'abord l'homme en lui-même et avec Dieu, puis l'homme communiquant ses pensées, ses sentiments, ses passions, etc. à ses semblables, par les langues, la littérature et les beaux-arts, qui ne sont tels, suivant moi, que quand ils expriment une pensée ou un sentiment. L'architecture, par exemple, est un des beaux-arts quand elle réveille en nous, quand elle exprime la majesté divine dans Saint-Pierre, le recueillement dans une église gothique, la puissance dans un palais. L'architecture qui fait des ponts, des canaux et des appartements commodément distribués, est un art industriel.

Ce n'est qu'après que les hommes se sont ainsi liés en sociétés par ces moyens de communication et en se réunissant autour d'Orphée remplissant les airs de ses chants, séduits par la musique et la poésie, qu'on a des sociétés qui se partagent[598] la terre, font la guerre, la paix, des conquêtes, des gouvernements, des lois et voient enfin fleurir chez elles les richesses et l'industrie. D'après cet arrangement, je termine mon tableau par la science du premier ordre que j'appelle la science des richesses et de la félicité publique, qui a : pour partie descriptive, la statistique ; pour partie analytique, la plutarchologie, recherche du principe caché de la production des richesses ; pour partie comparative, la technologie, théorie comparée des arts industriels, qui se trouve ainsi dans la même colonne que la minéralogie et l'agriculture qui lui fournissent toutes les matières premières ; enfin, pour partie étiologique, l'économie politique. Cela remplace hétériologie, qui prêtait à un mauvais sens : l'observation qu'on m'en fit amena tous ces heureux changements. J'ai trouvé heureusement dans un dictionnaire grec, que  ; voulait dire à la fois richesse et félicité. Quant à l'épithète publique, il y a trois mots , ,. Or, démésiologie serait trop long et trop barbare ; mais litolbologie et démiolbologie sont assez bons. Comme veut dire remplir une fonction, se nomme en grec ; ou d'où vient notre mot liturgie, j'ai pensé que les Grecs auraient dit [599] pour félicité publique et j'ai, sauf ton avis que je te prie de me donner là-dessus préféré, quoiqu'avec doute, le mot litolbologie. Je pars d'ici mercredi prochain et une lettre de Paris ne peut y arriver avant mon départ. Je te prie de m'écrire à Limoges ; car je serai inquiet jusqu'à ce que tu m'aies écrit que tu as fait heureusement ton voyage et que tu es à Paris ou à la Ferté. écris-moi tous les détails que tu pourras sur Albine et Gabriel. Mille tendresses pour cette excellente enfant, mille choses à son mari ! Tu sais ce qu'il y a à dire de ma part à tous ceux que nous aimons. Ton tendre père, A. Ampère

J'avais commencé une lettre pour Gabriel et Albine ; mais je ne puis la finir avant le courrier, elle ne pourra partir que demain.

A monsieur J-J Ampère rue des Fossés-Saint-Victor, n° 19, à Paris

Please cite as “L750,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 26 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L750