To Julie Carron-Ampère (1ère femme d'Ampère)   22 février 1802

[1492]Le lundi soir [22 février 1802]

J'ai reçu deux lettres de celle que j'aime, qui sont venues presque en même temps consoler mon veuvage. Mes effets ont été remis chez Renaud par Pochon, parce que j' étais passé chez ce coquetier et [j'avais] donné de nouveau l'adresse de Renaud, le jour où j'avais dîné chez M. Riboud et où je croyais rester quelques jours chez Renaud. Cette circonstance a rendu le transport à l'école centrale bien plus facile ; car Pochon demeure à l'autre extrémité de la ville et Renaud au milieu.

Je ne pourrai, comme je crois te l'avoir déjà écrit déjà, être reçu que demain matin. Ma journée[1493] a été partagée entre des visites chez mes confrères, une chez M. Riboud et le charme que j'ai ressenti en lisant tes jolies lettres, dans le jardin de l'école centrale, sur les bords d'un canal où j'irai souvent rêver à ma Julie. Que les petits détails où tu entres dans tes lettres m'ont semblé intéressants  ! J'en aurais voulu encore davantage si cela avait été possible. Pauvre amie, pourquoi t'affliger à ce point de mon départ, s'il faut que ton chagrin nuise à ta santé ? Remercie de ma part ta petite consolation, baise-le au nom de son papa, qui le charge de caresser sa jolie et trop bonne[1494] maman. Tu as donc pensé que ta salle à manger avait été longtemps le lieu de mon travail ! Je t'ai déjà, je crois, écrit que j'aurais un peu de liberté pour t'aller voir à Pâques ; comme je ne suis pas sûr de te l'avoir marqué, je me plais à te le répéter. C'est là le terme de mon exil et le commencement de quelques mois de bonheur si tu peux revenir avec moi. Je te remercie bien de ton rêve, ma bonne amie ; continue, je t'en prie, à me faire tant que tu pourras l'histoire de tes pensées ! Mais pourquoi oublies-tu des choses mille fois encore plus intéressantes [1495] pour celui dont l'existence dépend de ta santé ? As-tu fait les remèdes de M. Martin ? En as-tu éprouvé quelques bons effets ? Songe bien, ma bonne amie, à suivre tous ses conseils, pour ton petit et pour moi. Si tu ne te portes pas bien, je serais bien plus longtemps loin de toi et si inquiet ! Prends soin de ta santé par pitié pour moi !

Afin de continuer mon journal, je te dirai que j'ai appris l'existence d'une rivière à Bourg et que j'ai été la voir cette après dîner . On l' appelle la Reyssouce et il y a assez d'eau pour[1496] faire aller tout juste trois roues de moulin, de front : ce qui ne laisse pas d'être quelque chose. Les bords en doivent être très agréables en été ; de vastes prairies y sont coupées par deux grandes allées de peupliers d'Italie. Ces allées sont ouvertes, et on peut s'y promener, quoiqu'elles appartiennent à des particuliers. La ville possède en outre trois promenades publiques, le Mail, le Quinconce et le Bastion, plantées d'arbres.

J'ai dîné chez le professeur d'éloquence Mermet, bavard[1497] sans être bête. Il m'avait invité hier avec les deux Beauregard, mari et femme. J'avais déjà cru remarquer que Madame Beauregard ne lui déplaisait pas. La mère de M. Mermet, grosse et franche paysanne, n'a voulu se mettre à table qu'un instant, et a confirmé cette conjecture en adressant à M. Beauregard un petit avis très énergique dans le goût du pays, et dont chacun a été très déconcerté. Je me mordais les lèvres pour ne pas rire de la colère concentrée de Madame Beauregard. Il me faut au reste[1498] de nouvelles observations pour asseoir un bon jugement sur le tout. M. Riboud m'a envoyé dans la journée un billet de bal, qu'on avait remis avec ta seconde lettre chez les Beauregard. Quand je suis venu pour souper, M[ada]me Beauregard me les a remis ; j'ai dit que je ne dansais pas et j'ai été lire ta lettre dans une autre chambre. Ils sont au bal pendant que je t'écris. M. Clerc, le professeur de mathématiques, est venu pendant le souper leur remettre sa femme, en promettant d'aller la chercher à l'issue du bal,[1499] où il a refusé d'aller. Je crois qu'il [illisible] était [illisible] \fâché contre son beau-frère ou sa belle-sœur. Je cherche à deviner les motifs de ceux que je vois/ et toutes les petites observations que je fais ainsi dans un monde nouveau pour moi, me désennuieraient un peu si je pouvais, avant Pâques, trouver à Bourg autre chose que de l'ennui. Tu me demandes dans tes lettres des nouvelles de ma santé. Tout est dit en un seul mot : Je me porte physiquement aussi bien qu'il est possible, il n'en est pas de même de la santé morale. Tu sais trop bien ce que je sens à cet égard, pour que je[1500] t'en parle encore.

Dis à ma sœur élise que je lui aurais déjà écrit, si j'avais un instant dans toute la journée. Mais c'est d'une chose à l'autre jusqu'à ce que le soir vienne ; je t'écris alors tant que les yeux ne me cuisent pas et puis je vais me coucher. Je te dis cela, ma bonne amie, parce que mes yeux papillotent [diag] déjà de manière à ne plus pouvoir écrire. Je me suis amusé, pour les reposer en changeant de travail, à te tracer cette espèce de plan,[1501] où tu verras les noms de ceux à qui j'ai affaire 1. M. d'Avrieux et M. Favier sont deux des jurés. M. Jolyest celui à qui était adressée la lettre de M. Allard. C'est le beau-père de M. Valencot, professeur de latin. Adieu, ma chère amie, ma Julie, je t'embrasse comme je t'aime. A. AMPÈRE

Madame Ampère-Carron, Maison Rosset, n° 18, grande rue Mercière, à Lyon 2
(3) Voir le plan ci-joint dessiné par Ampère pl. VI.
(1) Ampère avait quitté la rue du Bât-d'Argent pour la rue Mercière, n° 18, avant les couches de sa femme. Celle-ci y habita au début de l'exil de Bourg, puis déménagea pour aller habiter avec sa mère rue du Griffon. D'après des recherches de M. Treppoz, le numérotage correspondait, jusqu'en 1812, au quartier (ou pennonage) et non à la rue. En juin 1812, un arrêté du maire prescrivit que les maisons seraient désormais numérotées par rue, les numéros pairs à droite et les numéros impairs à gauche. La maison Rosset, habitée par Ampère, prit alors le n° 39. Elle est devenue le n° 49 en 1855, lorsque la grande et la petite rue Mercière ont été réunies en une seule. La partie de la rue où se trouve le 49 a été ensuite mise à l'alignement et la maison d'Ampère démolie. Il est à noter que la maison voisine du 49 appartient encore à un M. Duc-Périsse, sans doute de la même famille. Le logement d'Ampère au n° 18 était au premier. Le propriétaire, M. Rosset, était libraire. En 1800, la sœur, Mme Périsse, habitait au 15, même rue Mercière.

Please cite as “L76,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 20 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L76