To Auguste de La Rive   3 novembre 1831

3 novembre 1831
Monsieur, très cher et excellent ami,

Monsieur votre père a dû recevoir par mon gendre une lettre que je lui ai écrite pour le prier de lui procurer pendant son séjour à Genève les agréments que je désire qu'il y trouve pour prévenir des accès de mélancolie qui égaraient ses pensées dès que le mauvais temps venait chaque hiver l'assiéger à Paris, et contre lesquels il ne reste à essayer que le changement de lieu et les distractions qui en peuvent résulter. J'ai eu, ces derniers hivers, à craindre pour sa vie, et j'ai cependant sujet d'espérer que ces accidents ne se renouvelleront pas cette année. D'ailleurs il a eu soin de prendre, dans le cas où cet espoir serait trompé, et où le climat de Genève ne suffirait pas pour les prévenir, un passeport pour telle partie de l'Italie que les médecins célèbres dont Genève se glorifie, regarderaient comme nécessaire à sa santé. J'ai mille raisons de désirer qu'il puisse, sans de trop grands inconvénients pour sa santé, passer l'hiver à Genève. Ces raisons et celles qui m'ont porté à prier Monsieur votre père ou vous, Monsieur, dans la lettre que je lui ai écrite, de me rendre le service de remettre à mon gendre l'argent que j'aurai à lui faire passer seulement au fur et à mesure des échéances et pour les sommes portées dans les reconnaissances que j'ai remises à mon gendre, en ayant soin surtout de ne lui payer successivement ces petites sommes qu'autant qu'il vous remettrait contre chacune la reconnaissance acquittée par lui, afin que vous puissiez, ou Monsieur votre père, m'envoyer ces reconnaissances ainsi acquittées dans une simple enveloppe jetée à la poste à mon adresse, rue des Fossés-Saint-Victor, n° 19, à Paris (bien entendu que vous en ayez eu le remboursement par moi, ce que j'aurai soin de faire d'avance) m'engagent à entrer dans quelques détails que je confie à votre amitié pour moi ; car ils doivent rester à jamais entre vous, Monsieur, Monsieur votre père et moi, après que vous aurez, comme je vous en prie instamment, brûlé cette lettre.

Vous concevez facilement que, dans l'état de susceptibilité où ses malheurs ont mis cet excellent homme, mon gendre pourrait être profondément blessé de ce que je vous aurais parlé de la conduite de son frère à son égard, et je suis trop certain qu'il ne pourrait le cacher à ce frère dont je me ferais ainsi un ennemi irréconciliable.

Quand M. Ride a épousé ma fille, il avait des propriétés en Champagne et une fort belle place dans sa carrière, l'état militaire. Pendant l'hiver de 1829, que le délabrement de ma santé, causé par un rhume négligé, m'a fait passer à Hyères, d'où je ne croyais pas revenir, l'aveugle confiance de mon gendre pour son frère a été mise à profit par ce dernier, les propriétés ont été vendues plus de moitié au-dessous de leur valeur, le frère s'est chargé des recouvrements ; je n'en ai point vu les comptes, mais je sais qu'il n'en reste absolument plus rien à mon gendre. Sur la fin de cet hiver, le dérangement de sa santé le priva de sa place, avec un très modique traitement de réforme. Par égard pour mon état de convalescence d'une maladie de poitrine qui n'avait laissé que bien peu d'espérance aux médecins et dont je suis pourtant complètement guéri, on me cacha ce malheur jusqu'au moment où je devais revenir à Paris. A mon arrivée je trouvai mon gendre triste mais résigné. Vers le retour de l'hiver il fit un voyage en Champagne pour réclamer de son frère le règlement des comptes des sommes que ce dernier avait dû recevoir pour lui ; mais, au lieu de rapporter de l'argent, il revint après avoir mis le sceau à sa ruine en s'engageant pour son frère beaucoup au delà du peu qui pouvait lui rester : en sorte que, si ce frère, comme il est malheureusement bien probable que cela va arriver, se trouve dans l'embarras, sa ruine rejaillira sur mon gendre.

Par suite de cette série d'imprudences où l'a plongé l'amour fraternel et l'aveugle confiance qu'il avait dans son frère, il ne restait à mon gendre que son traitement de réforme et la pension de 2000 francs par an, ou 166 fr. 66 [par mois], que je lui dois d'après son contrat de mariage. C'est pour cela que je lui ai fait les reconnaissances mensuelles de 166 fr. 66 qu'il vous remettra successivement. Seulement, comme les circonstances où il s'est trouvé l'ont obligé de me prier de lui faire des avances considérables sur cette pension et qu'il désire, comme moi, se remettre peu à peu au courant, de manière à ce qu'il ne reçoive plus par la suite que les mois échus, nous sommes convenus de porter les distances des échéances à six semaines au lieu d'un mois : au moyen de quoi nous nous trouverons au courant, mon gendre et moi, dans environ dix-huit mois.

Il me reste à ajouter que, dans la situation où sont les choses du côté de la famille de M. Ride, je puis être dans le cas de justifier juridiquement des payements que je lui ai faits, sous peine d'être obligé de payer deux fois. C'est pourquoi il m'est absolument nécessaire d'avoir, à mesure qu'elles seront soldées, les reconnaissances acquittées. Vu l'état de mon gendre, la perte de mémoire du jour au lendemain qui est un des symptômes de sa mélancolie quand elle est dans toute sa force, vous concevrez facilement que je n'ai pu le charger de me renvoyer ces reconnaissances. Je me suis trouvé dans la nécessité de recourir à vous, Monsieur, ou à Monsieur votre père pour les retirer à mesure qu'il en recevra le montant.

Il va sans dire au reste qu'il suffira de me renvoyer ces reconnaissances après que vous aurez reçu de moi l'argent donné à mon gendre : ce qui, excepté pour la première, aura toujours lieu d'avance ; car, dès que vous aurez eu l'extrême bonté de m'indiquer votre correspondant de Paris, je lui porterai d'abord sur-le-champ les 166 fr. 66 de la première reconnaissance. La seconde étant payable le 15 décembre prochain, je lui en porterai le montant le premier jour de décembre, avec les frais pour le change et le transfert à Genève. Je ferai de même pour les suivantes, en sorte que l'argent soit huit jours avant la prochaine échéance chez votre correspondant.

Combien je vous dois de remerciements d'avance dans la confiance où je suis que vous ne me refuserez pas le service que je vous supplie de me rendre ! Sans vous, je serais dans de continuelles inquiétudes et je craindrais à chaque instant de voir ma tranquillité et celle de ma fille compr[om]ises par l'oubli ou la négligence de mon gendre relativement au renvoi des reconnaissances acquittées. J'espère d'aller chercher moi-même mon gendre le printemps prochain. Quel vrai bonheur ce serait pour moi si cette circonstance me procurait le plaisir de vous voir, Monsieur votre père et toute votre aimable famille et de renouveler connaissance avec ceux de vos concitoyens qui m'ont honoré de leur amitié, de revoir M. Maurice et M. de Candolle ! Je serai bien heureux si, en m'honorant d'un mot de réponse, vous vouliez bien me mander que vous ni Monsieur votre père ne me regardez pas comme trop indiscret dans une demande que je ne pouvais faire qu'à l'un de vous deux et qui était pour moi d'une si grande importance, si vous me donnez en même [temps] de vos nouvelles, de celles de votre famille, même de celles de mon gendre que vous avez sûrement déjà [vu], mais dont je n'ai encore reçu aucune nouvelle depuis son départ, enfin si vous me disiez quelque chose des progrès que vous ne manquez pas, ainsi que les savants de Genève, de faire aux sciences, par vos travaux et le zèle avec lequel vous défrichez les parties encore incultes.

Daignez agréez, pour vous, Monsieur, Monsieur votre père, Madame votre mère et Mme de La Rive, les respectueux hommages de votre très humble et très obéissant serviteur. A. Ampère, de l'Institut

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