To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   14 juin 1832

[604] Toulon Jeudi [14] juin 1832

Bon ami, me voici à Toulon, désirant beaucoup d'avoir de tes nouvelles et de celles de ta sœur, après les événements qui viennent d'avoir lieu à Paris et qui ont dû lui causer de mortelles terreurs. Et toi, mon fils bien-aimé, où étais-tu pendant qu'on s'égorgeait ? 1 Comment a-t-on pu commencer la guerre civile par un soulèvement qui ne pouvait être utile qu'aux Vendéens ? Tu comprends combien j'ai souffert en apprenant les nouvelles. Voilà le calme rétabli entièrement, disent les journaux ; mais qu'il a coûté cher ! Que de malheurs ont résulté de ce mouvement insensé !

Je crois qu'en m'écrivant tout de suite à Tournon, ta lettre m'y trouverait encore ; car, en partant d'ici, nous allons à Nîmes où nous resterons une huitaine de jours. Pendant que nous étions à Aix, nous y avons vu le Prince qui nous a invités avec les autorités et le recteur de l'Académie. Que j'étais loin de penser, en voyant tous ces français empressés autour de lui, à l'exception de quelques carlistes, que, pendant ce temps-là, on se battait à Paris !

Hier matin, j'ai reçu à Draguignan la visite de M. Tholon, qui m'a beaucoup et beaucoup parlé de toi. Le soir, je priai tant M. Naudet qu'il consentit à aller coucher à Hyères que j'avais un désir indicible de revoir et comme, le jeudi, il n'y a rien à faire dans les collèges, cela ne nuisait pas réellement à ce que nous avions à faire ici. Ce matin, je l'ai emmené voir les salines, le cabinet de coquilles de M. Peillon, le jardin de M. Fil où se trouvait le casurina, des mécalenca en fleurs. J'ai vu MM. Allègre. Je me suis assuré que la bonne Marion avait fidèlement remis dans le temps ma lettre à M. Allègre. Elle a su par la domestique de celui-ci que j'étais à Hyères, et elle est venue tout courant. Elle était si contente de me voir, comme elle disait,[605] rajeuni de vingt ans, que j'ai cru qu'elle allait me sauter au cou. Je lui ai donné cent sous, ce dont elle semblait presque fâchée, disant qu'elle était assez contente de me voir bien portant. Je n'ai pas besoin de te dire combien tout ce monde m'a parlé de toi, ainsi que M. Riondet que j'ai rencontré sur la place et, par dessus tous les autres, M. Denis. Il était à Toulon. Mais, pendant que nous déjeunions à l'hôtel des Ambassadeurs, il est venu nous trouver. Il m'a comblé d'amitiés et de choses pour toi, attendant avec une extrême impatience ton ouvrage sur les Scandinaves.

Cette journée fait une sorte d'époque pour moi ; tant elle a été pleine de souvenirs pour moi, du temps où tu avais tant de soin de ton papa. C'est ce même jour que j'ai fait dans la calèche, en venant ici, une dernière, bien la dernière correction aux vers mnémoniques dans le morceau de sciences historiques, le seul qui me satisfît pas, et où toi-même trouvais un mutans qui ne pouvait rester.

Mais cette journée a été empoisonnée par une circonstance bien triste pour moi. M. Naudet, hier, voulait se rendre de Draguignan ici sans que je visse Hyères. Il n'avait consenti à y aller que parce que je lui avais promis que nous serions aujourd'hui à Toulon. Ce n'est pas ma faute si tous les chevaux de Camoin et Camoin lui-même étaient à Cujes pour le passage du Prince de Toulon à Nîmes. Sans M. Denis, je ne sais ce que nous aurions pu faire. C'est lui qui est enfin parvenu à nous trouver deux mulets pour[606] amener la calèche à Toulon ; mais il lui a fallu du temps pour les trouver ; en sorte qu'au lieu d'être arrivés à midi, nous n'avons été ici qu'à 4 h. 1/2. De là une bouderie contre moi à un point inexprimable. Il est parti en me disant de dîner quand je voudrais ; qu'il ne ferait jamais de tournée avec moi, etc. Il me l'avait déjà dit à Aix, parce qu'obéissant comme un enfant à tout ce qu'il voulait de Paris à Marseille, j'ai pourtant voulu que le collège d'Aix fût inspecté et qu'il prétendait que nous pouvions nous en dispenser pour regagner le temps perdu et ce temps avait été perdu par toutes les combinaisons qu'il avais faites et qui avaient été suivies malgré toutes les bonnes raisons que je lui avait soumises. C'est parce qu'il sent bien intérieurement que son idée de descendre le Rhône par le bateau à vapeur, notre calèche sur un autre bateau, et l'opiniâtreté qu'il mit à ne pas s'informer à notre premier passage à Aix si le recteur y était, soutenant qu'il était sûr qu'il était à Marseille, en sorte que nous ne fîmes que changer de chevaux à Aix et qu'il a fallu y retourner, que tout cela, dis-je, nous a fait perdre quatre à cinq jours, qu'il est si en colère contre moi.

[607] Brûle cette lettre, à cause de ce que je viens de te confier sur cette inquiétude ; car cela peut me nuire beaucoup dans l'avenir et, à cet inconcevable despotisme près, c'était l'inspecteur avec lequel j'aurais été bien aise de faire toutes mes tournées.

Adieu, bon ami, en grâce de tes nouvelles et de celles de ta sœur et d'élisa dont vous ne me dites rien ni l'un ni l'autre, ce qui m'inquiète extrêmement. Adieu, mon fils, ton papa t'embrasse mille fois de toute son âme. M. Denis m'a chargé de tant de choses pour toi, il t'a écrit et aurait tant envie d'une réponse ! A. Ampère

Monsieur J-J Ampère, maître de conférence à l'école normale rue du Bac, n° 100 bis, faubourg Saint-Germain, à Paris
(2) Il s'agit des journées de juin.

Please cite as “L781,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 25 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L781