To Jean-Jacques Ampère (fils d'Ampère)   3 août 1832

[407]Le Vendredi [3 août 1832]

Je suis arrivé ici hier soir, bon ami. Je suis bien fâché de n'avoir pas trouvé un moment pour t'écrire de Clermont, pour t'expliquer ce qui suit. Surtout ne t'inquiète pas pour ma santé ; les signes qui la menaçaient par leur singulière alternative, rentrent peu à peu dans l'ordre naturel et à cela près, je ne me suis depuis longtemps aussi bien porté. Il y a déjà plusieurs [jours] que, le signe précurseur du choléra me prenant pour la cinquième ou sixième fois, je le fis passer comme auparavant, suivant le conseil de M. Martin Saint Ange, avec un peu de laudanum ; mais, en passant, il fut remplacé par le phénomène contraire, une constipation de plusieurs jours et, bientôt après, le retour de la diarrhée, que je faisais toujours passer par le même moyen et qui revenait ensuite, pour céder de même au laudanum. Quelque temps après et tout à fait indépendamment de cela, je l'espère, je sentis des contractions dans les jambes et des maux de tête par moment très forts et s'en allant peu de temps après. Nous étions déjà à Clermont et, lisant dans les journaux tant de morts de membres de l'Institut ou du Collège de France, je me mis dans la tête que, bien certainement, je prendrais le choléra en arrivant à Paris, n'y en eût-il plus qu'un par jour ; car voilà que c'est précisément quand il n'y en avait guère qu'il a[408] sévi contre les savants, les professeurs, etc. Qu'ai-je fait pour être plutôt exempt que Serrulas, Thurot, Chaptal, etc. ? Surtout dans la disposition intestinale où j'étais, où je suis encore quoique moins fortement, je me voyais sans cesse sur mon lit de mort. Enfin ne pouvant plus supporter cette idée, je la dis à M. Naudet.

M. Naudet pensa qu'il suffisait que je l'eusse pour prendre le choléra, outre les raisons qui me le faisaient craindre. Il m'exhorta à ne pas retourner de suite à Paris, qu'il s'y rendrait seul et se chargeait de justifier à l'Université ce prolongement d'absence. Je résistai d'abord ; mais je désirais [trop] intérieurement de céder, pour résister longtemps ; il en avait parlé au nouveau recteur de Clermont et tous deux me prêchaient. Si j'avais eu de l'argent, je serais retourné à Lyon, après la tournée finie. Mais enfin, la veille de quitter Clermont, il s'est présenté un arrangement qui réunit tout ce que je pouvais désirer, quand je l'aurais disposé à mon gré. Il a été convenu que, dès que j'aurais fini les examens de Moulins, je[409] retournerais à Clermont où ma voiture est restée. Là M. Gonod, bibliothécaire de la ville et professeur au collège, veut bien me prendre en pension, tant que je resterai à Clermont. C'est l'homme que j'aurais choisi entre mille, ainsi que le local, où j'ai chambre indépendante, avec balcon sur la grande place au premier et la promenade dans un jardin à moitié ombragé d'acacias.

Il fallait se décider, j'ai accepté provisoirement ; mais il y a deux conditions pour que je puisse rester à Clermont jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de choléra à Paris, ou que, du moins, les grandes chaleurs qui le rendent plus terrible soient passées. Ces deux conditions, tu peux seul les arranger ; sans quoi, il faudrait que je quitte incessamment Clermont pour retourner à Paris et, je le crois toujours, faire en arrivant le second tome des Cassini, Serullas et Thurot.

° J'ai souscrit, pour le 10 ou 15 août courant, un billet de 1000 francs au notaire de Mme Récamier, place de la Bourse, dont j'ai oublié le nom. Je comptais l'aller voir en arrivant, lui expliquer comment le procès en séparation d'Albine m'a mis dans l'impossibilité de lui rien donner à l'échéance[410] (impossibilité absolue) et d'obtenir de lui que je lui fasse un nouveau billet à un an de date, en payant les intérêts de l'année passée. Voilà d'abord ce qu'il faut que tu obtiennes à ma place ; l'année prochaine, je n'aurai pas de procès. ° Il faut que tu voies M. Philibert de Mussy, rue Pierre-Sarrazin, pour que mon séjour à Clermont ne me compromette pas à l'Université. M. Naudet portera à Paris ceux de mes rapports que j'ai faits ; j'achèverai les autres bien plus vite que je ne pourrais le faire à Paris où tout le monde viendrait m'en distraire ; je les enverrai à mesure, sous le couvert du recteur de Clermont, à l'Université. S'il y a besoin que je sois autorisé par le Ministre, supplie M. de Mussy, à qui tu montreras cette lettre, de m'envoyer une copie de la demande que j'aurais à faire au Ministre, afin que je la copie et la lui renvoie pour qu'il la fasse approuver.

Il va sans dire aussi que le notaire ferait, sur papier marqué s'il est nécessaire, une copie de mon nouveau billet, afin que je n'eusse qu'à la signer[411]et la renvoyer, pour que tu la changes avec l'ancienne. Voilà deux choses à faire pour ton papa ; sans cela, il faudra bien que j'aille à Paris de suite, bien convaincu que ce ne sera pas pour longtemps. Explique cela aussi à ta sœur, dont j'ai trouvé ici deux lettres qui m'attendaient ; j'y répondrai dès que je pourrai disposer d'un moment. Embrasse-la bien pour moi ; tout ce qu'elle a fait est bien. Mille choses à toutes les personnes qui s'intéressent à moi.

Écris-moi dès que tu pourras, tâche de me rassurer sur les deux inquiétudes qui me restent. Je serai mercredi au plus tard à Clermont ; c'est donc là qu'il faut m'écrire chez M. Gonod, place de Jaude, n° 52, à Clermont (Puy-de-Dôme), car il y a un autre Clermont, en Champagne, je crois. Je t'embrasse mille et mille fois. On m'a dit qu'élie de Beaumont va venir faire une course géologique à Vichy. Tâche, s'il en a l'occasion, que nous puissions nous voir. Tout à toi, le meilleur des fils. A. Ampère

Monsieur J-J Ampère, maître de conférence à l'école normale rue du Bac, n° 100 bis, faubourg Saint-Germain, à Paris

Please cite as “L783,” in Ɛpsilon: The André-Marie Ampère Collection accessed on 27 April 2024, https://epsilon.ac.uk/view/ampere/letters/L783